BROKEN FLOWERS, de Jim Jarmusch (USA / France, 2005) : Mine de rien ou Gisement épuisé?
(photo: "Tandis que les choses se dégradaient..." par Dr Devo)
Chères Focaliennes, Chers Focaliens,
Alors que je me triture le cerveau pour savoir quelle est la manière la plus appropriée de vous parler de l'Etrange Festival (au Forum des Images, à Paris, pour encore une semaine) et de continuer mon rapport à votre autorité sur mon cours passage dans cette mine de films sublimes à ciel ouvert, faisons une pause dans ce dit bilan, et parlons un peu du nouveau film de Jim Jarmusch, vu entre deux.
Ça faisait longtemps, dîtes donc, que je n'en avais pas vu un, de Jarmusch. Ayant loupé l'assez mal distribué COFFEE AND CIGARETTES, collection de courts de diverses époques, je n'avais pas de nouvelles du Monsieur depuis le superbe GHOST DOG, vu bizarrement une seule fois lors de sa sortie en salle. J'ai l'impression que ce BROKEN FLOWERS est sorti mine de rien, quasiment sans que je m'en aperçoive, et on y va d'un pas léger, comme pour aller boire un café justement avec un vieil ami de passage en ville, l'esprit décontracté et une hâte tranquille au ventre. On sait avec certitude qu'on va trouver le petit gars avec le même enthousiasme qu'il y a quelques années, et que la conversation sera aussi drôle et passionnante que si nous nous étions vu la veille.
Et puis, il y avait aussi ce souvenir du dernier festival de Cannes (comment peuvent-ils ne pas primer MANDERLAY au fait ?), où le père Jarmusch alla chercher son Grand Prix avec une humilité simple qui me sembla non feinte et touchante, notamment parce qu'il s'est mis en dessous des réalisateurs qu'il admirait dans la compétition. Ça change des imbéciles au bras levé en signe de victoire...
Bill Murray joue le... Bill Murray ! Quand même... Bon, je sais que, depuis LOST IN TRANSLATION, il est de bon ton de lui tresser des couronnes de roses, mais quand même... Je me souviens avec émotion de RUSHMORE de Wes Anderson, film sublissime où le gars, en plus d'avoir la chance et l'honneur de jouer devant l'immense Jason Schwartzman (le meilleur acteur du monde, je le rappelle, voir ici), se renouvelait complètement, chose assez rare. Murray est un acteur génial, c'est certain. Il fait partie de ces gens dont le simple nom sur l'affiche nous ferait aller voir les pires bouses. [Par exemple, je suis allé voir FURTIF il y a dix jours, mauvais film mais que je n'ai même pas trouvé désagréable (très mystérieusement). Le rôle du général aurait été parfait pour Bill Murray. Le film serait alors devenu un objet extra-terrestre des plus passionnants, et avis aux producteurs, les fans auraient suivi aveuglément ! C'est un peu tiré par les cheveux, je suis d'accord, mais y a pas que les grands qui rêvent, comme disait la poète...] Le seul regret, léger mais persistant, que je ressens face à cet acteur, c'est le manque de diversité avec lequel les réalisateurs l'exposent. On lui propose toujours les mêmes rôles, peu ou prou, et il le fait toujours à la perfection, d'ailleurs ! Mais bon, on adorerait le voir en tueur psychopathe ou dans un Greenaway, par exemple. Passons.
Bill Murray est bien embêté. Alors que sa jeune copine, Julie Delpy, le quitte, découragée par son apathie et ses manques de projets, il reçoit exactement au même moment (c'est-à-dire quand Delpy est sur le seuil de la porte avec sa valise !) une étrange lettre toute rose. Une fois largué définitivement par la belle, il prend son courrier et va le lire chez son voisin et grand pote, Jeffrey Wright, un américain marié à une femme d'origine éthiopienne avec qui il a eu de nombreux enfants (très sympas d'ailleurs !), et qui est passionné par les intrigues policières. Murray y va surtout pour boire un café. Là, stupéfaction, Murray voit son café matinal gâché par une étrange nouvelle. La lettre rose, non signée et tapée à la machine, est écrite par une des ses anciennes copines, qui lui annonce (anonymement donc) que dix-neuf ans plus tôt, juste après leur séparation, elle s'est retrouvée enceinte et a décidé de garder le bébé. Le fils devenu grand est parti à la recherche de son père et risque de débarquer ! Bon courage et bonne journée. S'il n'est pas persuadé du sérieux de cette lettre, voilà qui intrigue notre ami Bill. Son pote Wright lui demande alors de faire une liste des femmes qu'il a connues à l'époque. Murray lui tend une liste de cinq noms. Wright lui prépare alors un voyage clés en main à travers le pays, pour aller voir ses anciennes maîtresses et essayer de découvrir laquelle est la mère de son possible enfant.
Curieusement, tout le monde semble prendre Bill pour un vrai Don Juan...
Ah, c'est sûr, ce n'est pas FURTIF, son montage épileptique et ses exploits super-héroïques ! BROKEN FLOWERS est une jolie quête, complètement absurde. Dès la première visite, à Sharon Stone en l'occurrence, on devine que le glanage des indices (couleurs roses, photos sur la cheminée, etc.) ne va sans doute pas mener à grand chose, et comme Murray lui-même, on n'est qu'à moitié convaincu par l'étrange lettre... Et en même temps, on a l'impression que cette histoire de fils caché est très probablement plausible. Murray débarque tour à tour chez ses anciennes conquêtes, ressurgissant un peu fantomatiquement et sans prévenir, avec un dérisoire et très peu crédible bouquet de roses, provoquant à chaque fois, mais avec des nuances très différentes, au moins l'étonnement. Le voyage en tout cas est très solitaire.
Ce qui marche assez bien dans BROKEN FLOWERS, c'est l'accompagnement de Bill Murray. L'extérieur nous paraît assez absurde, que ce soit la route elle-même ou les séjours (de plus en plus courts) chez "l'habitante". On y croit ou on n'y croit pas, mais le voyage est là, complètement concret. [Une parenthèse : dans le premier voyage en avion, Bill Murray est assis à côté d'une vieille dame, et cette actrice, on la connaît. Je n'ai pas réussi à mettre le doigt dessus, mais il n'empêche, cette dame n'est pas inconnue de nos services. Si quelqu'un a une idée, qu'il ne se gêne pas pour dévoiler son identité dans les commentaires de cet article !] De ce point de vue, on est donc curieusement proche du personnage de Murray, ce qui est assez paradoxal, la mise en scène étant tranquille et froide (ce dernier terme n'étant absolument pas péjoratif). L'enjeu est à moitié crédible, à moitié symbolique, et tout le charme du film découle de là. Ce qui donne notamment pas mal de perspective aux scènes avec le garçon sur la route, par exemple. Une histoire simple donc, à défaut d'un" "histoire vraie" si j'ose dire ! C'est déjà ça !
Bill Murray, halleluyah, se renouvelle plutôt dans ce film. Toujours un peu veule sur les bords (on ne se refait pas...), la nuance qu'il dégage, dans un jeu comme à son habitude assez monolithique (chose que j'aime vraiment beaucoup d'ailleurs !), est plutôt celle d'une immense tristesse, et c'est vraiment très étonnant, ou du moins absolument touchant et précis. C’est l'immense atout du film, et rien que pour ça, il faut évidemment se déplacer, ne serait-ce que pour se laver les yeux de toutes les cochonneries de pathos qu'on retrouve quotidiennement dans le jeu des acteurs !
Mais là où le film nous prend en total contre-pied, c'est dans la mise en scène. La base est toujours la même, joli développement de l'absurde et de l'incongru, notamment à base de musiques et de sons. Ici, Jarmusch pousse le bouchon délicieusement, puisque ce sont les acteurs qui font la BO du film en mettant des CD dans la platine ! Pour ça, on est en territoire typiquement Jarmuschien, si j'ose dire.
La vraie surprise vient du dépouillement de la mise en scène. Finis les habillages ouvertement baroques et stylisés de DEAD MAN ou de GHOST DOG. Ici, c'est du sobre, et même du très dépouillé. La mise en scène, malgré un montage gentiment astucieux, ne se dévoile que pour quelques plans, une grosse dizaine, basés sur la répétition et la variation, et renforçant la sensation de "voyage immobile", quasiment de faux road-movie. Ces plans sont disséminés à travers tout le film et se basent sur une matrice : Murray, de dos en plan rapproché, qui regarde son salon et la fenêtre qui donne sur son jardin, plan très composé, tendance asiatique. Ce plan sera relié donc à quelques autres qui le répètent et lui répondent : vue sur la route à travers le pare-brise, le café au petit matin sur le balcon de l'hôtel, etc. Enfin, cette série de plans sera contrariée par l'ostentatoire mouvement, brisant le plan frontal d'origine, dans le dernier plan. Voilà.
Sinon, même si on est loin d'être en complète indigence (il ne manquerait plus que ça de la part de Jarmusch !), c'est du discret et même du fonctionnel, ce qui est assez étonnant. Même STRANGER THAN PARADISE, dans mon souvenir car je ne l'ai pas revu depuis très longtemps, pouvait paraître plus stylisé et plus "mis en scène". Ici, c'est presque vacant, ça sent l'absence.
Notons également des séquences oniriques, celles que j'aime le moins, assez nettement, et que pour ma part, malgré le changement de photographie, je préfère oublier.
Il y a donc un léger malaise, et même malaise certain. Le film est-il sobre simplement ? Payais-je durant la projection de BROKEN FLOWERS les jours passés à l'Etrange Festival où je vis des choses sublimes mais excessivement baroques (Von Trier, Schlingensief, Dali...) ? Ai-je sublimé, le temps passant, la stylisation de GHOST DOG ? Dur à dire. En tout cas, je ne monte pas totalement dans le train. Les pierres d'achoppement de la mise en scène me paraissent bien discrètes et bien peu nombreuses. On a du mal à mettre les choses en perspective. Toujours est-il que je reste plutôt sur ma faim, à tort ou à raison, et malgré l'extrême sympathie de l'entreprise, devant cette "simplicité" de dispositif. C'est vrai que j'ai toujours eu un penchant coupable pour les mises en scène baroques et / ou complexes, mais ici le repas semble quand même un peu frugal, à l'image du plat dépouillé (et un peu asburde) que Murray, dans le film, doit ingurgiter dans la maison de Frances Conroy. On sait que Jarmusch est fan d’Ozu et de Mizoguchi, et peut-être vous pourrez me dire en commentaires, si vous êtes fans des deux asiatiques, si des passerelles existent entre leurs films et celui-ci, et si, pourquoi pas, il y a dans ce BROKEN FLOWERS une forme d'hommage ? [Je suis très curieux d'avoir votre avis en fait !]
Au final, on reste avec dans les mains une impression pas si fugace de trop peu. Sans que l'entreprise entière devienne antipathique, mais sans que je voie très bien pourquoi, on refile un grand prix à la chose ! Mon souvenir de GHOST DOG me laisse une impression bien plus vive, et bien plus originale... [J'imagine déjà que les mauvaises langues, et pourquoi pas d'ailleurs, diront que Jarmush fait un peu son Gus Van Sant : c'est un peu exagéré dans l'ironie, mais ça peut se comprendre...]
Du côté des acteurs par contre, c'est plutôt pas mal. Les actrices sont toutes très bonnes, notamment Jessica Lange (qui a pris un gros, gros coup de vieux !) dont l'apparition nous met assez mal à l'aise, à moins que ce ne soit dû au petit rôle de Chloé Sevigny juste avant, dont on ne sait pas vraiment sur quel pied elle veut nous faire danser (ce qui est complètement jouissif et complètement irritant en même temps ! J'aime bien !). Sharon Stone est très chouette, et les scènes avec sa fille se regardent sans déplaisir. [Urne funéraire ou coupe gagnée dans une course sur la cheminée de son salon ?] . Frances Conroy est également très chouette, peut-être la plus marquante dans le sens où ses scènes sont absolument désespérées, malgré l'acteur qui joue le mari et que je ne trouve, par contre, pas du tout crédible. Notons la très jolie scène avec Pell James (la fleuriste), très bien. Et enfin, une des meilleures séquences, celle de Tilda Swinton, qui donne un relief absurde et douloureux au film, et qui relance le jeu (a-t-on déjà croisé la mère de l'enfant, et pourquoi ce serait la dernière ? Jeu dans lequel la scène suivant celle de Tilda Swinton aurait une valeur beaucoup plus cinématographique que sentimentale, ce qui serait absolument magnifique...). Mark Webber est plutôt chouette (on l'avait récemment vu en alter-ego du héros dans DEAR WENDY de Thomas Vintenberg, joli film). Et Julie Delpy est décidément formidable, ici avec un look et une tête complètement inattendus.
Avant de vous quitter, une question : QUAND EST-CE QU'ON FILE UN VRAI GRAND RÔLE À TILDA SWINTON ? C'est vrai quoi ! Y'en a marre ! C'est quand même la plus grande actrice du monde, zut ! Et de très loin en plus...
Me voilà donc nu comme un ver devant ce film. Un peu charmé et un peu bêta... Et vous, vous en pensez quoi ?
Tranquillement Vôtre,
Dr Devo.
Retrouvez d'autres articles sur d'autres films, en accédant à l'Index des Films Abordés : cliquez ici !