INDIGENES, de Rachid Bouchareb (France / Maroc / Algérie, 2006) : J'aime ton cerveau (ma compensation)

Publié le par Anne Archy


(Photo : "Kind Hearts Don't Make a New Story, Kind Hearts Don't  Grab Any Glory" par  Dr Devo)

Cher Devo,

C'est avec un plaisir jamais contredit que je reçois chacune de vos lettres, y compris la dernière qui m'a mis l'eau à la bouche, si vous me permettez cette expression, vous qui digérez si mal.
L'exil autrichien, pas si forcé que ça si vous y pensez, vous va très bien, en fait. Je vous imagine acheter des Ours en Guimauve en cachette dans les arrières-boutiques de la station thermale.
Nous sommes également ici submergés de travail, mais il semble que les choses avancent petit à petit. Nous voyons le bout du tunnel. Par contre, j'apprend que les délais annoncés n'étaient pas les bons, et que nous disposions en fait de plus de temps. Je suis alors furieuse, car le travail s'est fait dans l'urgence, et je dois dire qu'il aurait sans doute été plus concis, plus pertinent et plus détaillé si nous avions su que nous ne disposions pas de dix jours, mais de dix-sept. Toute l'équipe est derrière moi, et nous sommes plus que dégoûtés, d'autant plus que nous avions accepté la commande pour sauver un précédent travail qui avait déjà été bâclé et raté par le choix de notre responsable hiérarchique ! L'idiot nous presse en toute connaissance de cause, n'ayant même pas une seconde à l'idée que le travail, le contenu même de la grande-œuvre que nous sommes en train de bâtir puisse en pâtir. Peut-on à ce point se moquer du contenu du travail, et négliger, dans la forme, les gens qui travaillent pour vous ? Je trouve ça inadmissible, une fois de plus, mais je fus tellement émue lorsque j'appris que les délais étaient plus longs que cette fois, il faudra réagir et de manière forte. S'il n'y avait pas vos lecteurs, docteur, je pense que nous aurions, et vous aussi peut-être, abandonné ce projet depuis longtemps, et c'est la perspective seule de faire une œuvre grandiose dans son domaine (et tellement rare qu'elle en est scandaleuse, pour reprendre votre mot) qui donne encore un peu d'énergie, alors que nous sommes tous épuisés, voire démoralisés par cet affront venu d'en haut. La réplique, notre réplique, sera terrible.

Car en plus, nous n'annulons pas tout le reste, et nous continuons d'aller au cinéma. Les nouvelles sont moyennes de ce côté-là. Nous avions, une fois de plus, c'est "à se flinguer" aurait dit le Marquis, mille fois raisons avec notre Palmarès Tanaka, mille fois. Plus on avance dans le temps, plus je m'aperçois une fois encore après tant d'années, de la nullissime médiocrité stellaire du dernier palmarès de Cannes, grosso modo. Après l'ignoble espagnol, le gros qui cache peut-être pas la forêt mais au moins Julio Medem, bien plus svelte, voilà les hommes. C'est à peine mieux, et pis, c'est encore moins bien !

Dans les années 40, l'ambiance était moyennement à la fête. Hitler décide d'interdire les rave-parties, et déclare que les participants à la Gay Pride auront le droit de festoyer en huis-clos sur des terrains prêtés par la mairie sous surveillance militaire. L'Afrique coloniale commence à paniquer, fort logiquement, et décide d'envoyer ses meilleures pauvres en France pour nous délivrer du mal. Après un entraînement succinct qui bien souvent se borne à l'apprentissage des hits militaires ("Prends ton sac et viens sauter", "Le Jour où ma Mère m'a fait une Surprise", "Ça serait un Camion", "Vous n'aurez pas Kolwesi et le XIXème", sans oublier le célébrissime "Super, de la sauce roquefort !"), les troupes nord-africaines et même africaines quelquefois dans le fond du plan, sont envoyées en Italie pour un premier round d'observation où les conventions ne seront pas respectées. Le repère de Wonder Woman (qui rejoint les troupes nazies en 1942 après une déception sentimentale), encastré dans la montagne, fut notamment un moment difficile, sans doute à cause de l'utilisation par cette nouvelle Furya, de son avion invisible (délicieusement hors-champs, vrai moment malicieux du film, du reste). Malgré de lourdes pertes (notamment le caporal-chef Prokovski), une fête est organisée pour célébrer la victoire. Le Chianti sans âge coule à flot, et c'est la ruée sur les pizzas 4 fromages. Nous suivons particulièrement 4 soldats, pas tous dans la même unité, mais qui bien souvent travaillent ensemble. Mais nous n'avons pas le temps de rire et de pleurer avec eux, car bientôt, ce sera la France, Monsieur, la France. Jamel Debbouze, sur le bateau, a juste le temps de remplir son Questionnaire des Michel (on en reparlera bientôt sur ce site) qu'il faut débarquer puis marcher pendant des heures, car on marche beaucoup dans ce film, et c'est quasiment toujours l'Italie, sauf un peu dans la forêt (belle séquence où le réalisateur, encore une fois comme nous le verrons, rend hommage au cinéma de Richard Marquand, dernière période). Les combats reprennent, et il n'y a pas qu'eux, car très vite, les chaussettes F1 réglementaires ne suffisent plus et se trouent, ce qui est une mauvaise nouvelle, car les permissions et vacances sur le front alsacien promettent d'être sportives. À la cantine, entre deux batailles et deux services, une bagarre éclate entre Roschdy Zem (vous étiez tellement jaloux, Docteur, quand il draguait jadis Emma Suarez, je m'en souviens comme si c'était hier pour moi aussi), et puis aussi le sergent-chef Sevran qui aurait fait une mauvaise blague sur "le décompte de bananes", plaisanterie pas drôle et douteuse que bien sûr les indigènes de l'armée française n'acceptent pas. On frôle la mutinerie, Mylène Farmer n'est pas loin. Zem aura raison finalement, même auprès de sa hiérarchie complètement blanche, tu t'en doutes. Les femmes françaises sont assez peu jolies en plan rapproché comme en gros plan, mais les combats épuisent, et l'accueil est bon : les couples se font plus qu'il ne se défont sur le dance-floor, lors de la fête qui suit. Samy commence son entraînement de chevalier Jedi en vendant des swatchs trouvées pendant et dans la campagne d'Italie, tandis que ses amis emballent sec sur un vieux tube de Scorpion. Et quand ils débarquent dans un village, nos soldats sont considérés en héros, mais aussi accueillis avec une bande-son qui sonne comme un ersatz de Glenn Miller, ce qui est assez représentatif et cocasse, et qui résume bien la splendouilleterie comme tu dirais, du projet du film. Heureusement, il n'y a pas de scènes où les nazis attaquent en hélicoptère, sinon on aurait entendu le London Symphonic Orchestra jouer un morceau des Doors, tandis qu'au sol une armée de femmes à cheval menées par Nina Hagen auraient donné l'assaut, sabre au clair ! Mais trêve de plaisanterie, nos héros doivent rejoindre l'Alsace, où on leur a promis un accueil beaucoup moins chaleureux. C'est le cas, une fois sur place. Seule Mélanie Laurent, très élégante dans son nouvel ensemble Dior, accepte de dire à Jamel, et encore, à demi-mots, où se trouve l'usine de bretzels.
[J'ai aimé, l'autre jour dans l'émission, la différence établie entre le ralenti, forcément fictionnel et manipulateur, et le plan cut qui empêche tout débordement de violence inutile, ou toute tentation de cinéma gore ! C'était une bien curieuse façon d'évoquer les caractéristiques du cinéma de Peckinpah !]
À l'orée du village, le caporal Schultz, malgré un certain embonpoint, décide de donner l'ordre à ses hommes bien plus sveltes de fixer les vaches, et de préparer les bazooka-bananes. Avant de donner l'assaut, les nazis mangent des vers de terre, selon la légende aryenne qui veut qu'en accomplissant ce processus, on absorbe l'âme et la puissance de l'animal. L'assaut est donné, et c'est sanglant. Très bientôt, un saxophone hurle sur le champs de bataille et ne cesse de souffler à tue-tête sa musique folle. Les soldats des deux camps s'aperçoivent qu'ils sont très déconcentrés pour tirer, et qu'ils ne peuvent s'empêcher de faire leurs mouvements et de se déplacer à une vitesse bizarrement vertigineuse ! La poursuite commence. Mélanie Laurent râle, car les vibrations du saxophone en son-off font des vrilles à la surface du lait de vache et le font tourner. C'est pas très malin. Nouveau malheur : le QG américain installé dans le centre ville miraculeusement indemne de Mulhouse s'aperçoit qu'il ne peut envoyer de renfort. Comme tu le dirais toi-même, c'est pas gagné...

Outre un incident de projection sublime, qui couvrit le son du film sous un ronflement complètement indus', pile au moment où un avion nazi passait hors-champs (décidément !) dans le ciel pour lancer des tracts sur la tête à Jamel ("Oulalala! Ça fait mal !", dit-il alors, gros éclat de rire dans la salle), le film est complètement attendu, certes, dans le sujet, car on n'est pas volé sur la marchandise, c'est du tout cuit pour les dossiers de l'écran, et dans la forme, c'est exactement un film français, c'est-à-dire hollywoodien et petit-bras (oops...), à savoir :
- pas d'échelle de plans (tu as raison, au fait... rapprochés interminables dans toutes les séquences, et ensembles en début de scène !)
- sons narratifs au possible, si on excepte la citation glennmillerienne !
- cadre hideux
- montage absent, ce qui nous vaut des spatialisations plus proches de Kaufman (ah, les productions Troma !) que de Peckinpah ! D'ailleurs, j'adore ce plan où Jamel et Roschdy chantent le soir à 00h28 en plein milieu de la rue et en plein milieu de l'histoire, comme ça, gratosse, comme un interlude. C'est le moment le plus délicieux de cette belle série Z.
Seule la photo est un peu travaillée et acceptable. Sinon, rien à dire. Ce n'est pas du cinéma, c'est du téléfilm (et encore... PJ est bien meilleur, comme tu dis, je m'en rends compte...). Comme à l'époque de ROCKY IV et  tout à fait pour les mêmes raisons, les gens applaudissent à la fin ! C'est tout dire.

INDIGÈNES, mon bon, révèle un cinéma français en plein grand-bourgeoisisme, qui vient donner à travers ces animations de patronage menées par des dames-patronnesses en mal d'activités physiques et peut-être intellectuelles, le message et le catéchisme au petit peuple, à qui on a préparé un livre d'image pour qu'il puisse comprendre. Tout cela est d'un mépris sans pareil. Les gens sont contents, ils ont tous gagnés (les spectateurs, je veux dire), ils ont tous leur diplôme, la leçon est finie, rangez vos cartables, on baisse les petites plaquettes (10 ! 10 ! 10 ! 10 ! 8 ? Tu t'es trompée de plaquette, Anne ! Ce que tu es étourdie !).

Question : la jeunesse emmerde-t-elle les films de l'Education Nationale ?

Le seul point d'Histoire a failli me faire pleurer, quand notre président a augmenté les pensions, sans bien sûr payer les arriérés ! Comme quoi ce n'était pas si dur ! Une vraie honte, doublée d'un scandale (depuis le temps que ça traîne...), et qui doit donner des envies de suicide aux pauvres vieux concernés, qui s'aperçoivent que le combat de reconnaissance qu'ils ont mené et qui a été justement soutenu par des dizaines d'associations, d'intellectuels, d'historiens, de juristes, etc. (c'est-à-dire des centaines de gens spécialistes dans leur domaine, les plus grands cerveaux de France, les plus compétents), n'a eu aucun effet, strictement aucun. Alors que les producteurs de ce film, eux, ont obtenu tout, et en plus ont pu choisir le jour de l'annonce de la Bonne Nouvelle : le samedi avant la sortie du film, comme par hasard.

C'est gros. C'est énorme. Mais tout le monde applaudit. On le voit bien, notre pays s'est vendu au tout-marketing. La fatigue mentale est organisée et effective. Tout le monde s'incline et dit merci à un scandale absolu. La valeur de la pensée, défendue pendant des années par des gens passionnés par le sujet, n'a plus aucune valeur. Nous sommes dirigés par le showbiz et le marketing. Nous sommes devenus un pays totalitaire, déjà. C'est triste, ou drôle, je ne sais pas.

Mais cessons de parler de faits de société ! Ce n'est pas l'endroit ! INDIGÈNES est simplement, encore une fois, un téléfilm Z ! Rien de plus !

Je vous embrasse,

Anne Archy.
 
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Publié dans Corpus Filmi

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E
à ce compte là on n'a plus besoin de personne à part eux -même pas d'historiens -
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I
Aucune foutue idée, mais la question de la mémoire, ça entre dans leur domaine de réflexion. Je suppose.
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T
des philosophes ? lesquels, par exemple ?
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I
*Apprendont !
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I
Tradiss, dans une bonne bibliothèque vous trouverez des bouquins d'histoire, beaucoup plus riches et documentés, qui vous en apprendrons bien plus que ce film.<br /> <br /> Le rappel de la mémoire aux gens c'est le travail des historiens et des philosophes avant tout, pas des cinéastes et des industries de loisirs (qui détournent ce travail à profit).
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