LA DERNIERE MARCHE de Tim Robbins (USA-1995): Sortez vos morts!

Publié le par Dr Devo

[Photo: "...But not for me!" par Dr Devo.]




Chers Focaliens,


Matière Focale, c'est comme la discothèque LE MACUMBA de Mouscron, tu peux passer brutalement d'une ambiance à un autre simplement en changeant de salle. Au détour d'une rétrospective Sean Penn dans le cinéma art et essai local, présidence du jury cannois oblige, je pus donc hier aller me rattraper en salle en allant voir LA DERNIER MARCHE de l'acteur-réalisateur Tim Robbins, homme très chanceux dans la vie car il est terriblement grand, c'est déjà formidable (1m94 !), et en plus il est marié avec Susan Sarandon, une des plus belles et des plus lumineuses créatures que la Terre ait portée, sinon la plus belle. Mr Gâté qui vit avec Miss Univers! Je sais, il y en a qui cumule, et c'est un peu dégoûtant mais passons; Maintenant que j'ai fini mon introduction rigolote et branchée, passons dans la deuxième salle et aux choses sérieuses, dans un beau zeugma.


Susan Sarandon est ici non pas la femme la plus belle du monde, mais une Soeur qui s'occupe d'une école pour enfants défavorisés de son quartier, un ghetto noir. Respectée de tous, Susan reçoit via le directeur de l'établissement, une bien étrange demande. Sean Penn, un jeune homme d'à peine 30 ans (licence poétique) lui écrit afin de la rencontrer. Le pauvre est dans le couloir de la Mort et attend son exécution depuis déjà 6 ans, et il n'a personne envers qui se tourner. Les proches de Susan la prévienne: le criminel a sûrement quelque chose à lui demander! Mais Susan accepte de rentrer en contact avec lui, sans réfléchir. Et Penn lui demande en effet de s'occuper de sa demande de révision du procès puis des diverses demandes de grâce. Susan lui trouve un avocat, et surtout commence à s'entretenir avec Penn dont elle apprend l'horrible forfait: il aurait, avec un autre homme, tabassé un jeune couple d'amoureux, puis aurait violer la fille et enfin poignarder puis abattu d'une balle dans la nuque le jeune homme. Quand les recours sont presque tous épuisés, Penn demande à Sarandon de devenir son conseiller spirituel !

 

Je vous l'avais promis, les marmottes en images de synthèse, c'est terminé. En adaptant cette histoire vraie (oui oui je sais, ça commence mal), Tim Robbins semble signer une oeuvre engagée sur un sujet polémique, la peine de mort, comme au bon vieux temps des dossiers de l'écran et comme les 97,53% de ses collègues réalisateurs art et essai européens. Voilà qui étonne peu de la part du couple Robbins-Sarandon notoirement connu (et Sean Penn aussi de manière plus grossière) pour leur prise de position politique alternative et gauchiste, si j'ose dire. LA DERNIERE MARCHE fait partie de ces films impossibles à faire. Quand on traite un sujet grave et particulièrement pathétique comme celui-là, on croit souvent avoir affaire à une histoire extraordinaire et merveilleuse, et en général, c'est le contraire. Quand le sujet est uniforme et pathétique,on accouche, en général, de films ignobles, enfonçant tous les poncifs, et usant de la corde émotionnelle jusqu'à laminer tout ce qu'il reste d'humain chez le spectateur qui lui-même adore se vautrer comme un porc dans l'auge boueuse du Gros Pathos. Comme en général ces sujets sont inattaquables (qui est pour la guerre ou le cancer? personne), autant dire qu'à chaque fois, on se retrouve avec des films vraiment dégueux du point du vue humain (j'y reviens) et qui accouche de scoops intergalactiques tels que: la pluie ça mouille, la guerre ça tue, la maladie ça fait souffrir, le deuil c'est triste, etc... Et bien, je dis solennellement que ces sujets sont, malgré les apparences et la pensée commune, de très mauvais sujet, les pires de tous mêmes. Et LA DERNIERE MARCHE fait incontestablement parti de ces projets édifiants qui sont déjà délicat à manier sur d'autres supports et qui sont, au cinéma, toujours sources d'erreurs et d'horreurs.



LA DERNIERE MARCHE s'inscrit donc  carrément dans la lignée de ces films impossibles à faire, même avec la meilleure volonté du monde. La mort insupportable et institutionnel est au bout du couloir. Le crime est absolument immonde. Les familles de victimes ne peuvent que pleurer toutes les larmes de leur corps. Et le couple Sarandon/Penn provoque des contrastes, de facto, absolument violents. L'issue est quasi-certaine, le sujet épouvantable, et logiquement les larmes devraient en cascades.

Tim Robbins utilise pour traiter son sujet une mise en scène assez classique. Les champs et les contrechamps s'enchaînent tranquilou, mais avec un certains sens de la variation parfois : jeux de reflets, changements de point ou de photo, variations sur les axes, décalage dans le montage. On a vu largement plus beau, mais voilà qui est fait avec rigueur, et beaucoup de plans plus larges viennent aérer la réalisation de scènes dont le tempo et la longueur est plutôt gérée avec intelligence par le scénario puis par le montage. On regrettera quelques gros plans vraiment serrés, ce foutu fameux gros plan psychologique, un des mythes les plus tenaces en matière de cinéma (quelle plaie), mais pour le reste il y a assez de travail pour que les choses passent agréablement, et que notamment certaines scènes puissent se développer en longueur. Le mélange scènes courtes/ scène longues se fait effectivement bien et donne du rythme à un sujet assez monomaniaque et claustrophobe. La photo est juste soignée, avec ici et là de belles ambiances, enfin je le suppose au vu de la copie que le distributeur ose mettre sur le marché (on dirait que le film a 40 ans : son ronflant très détérioré, flingué même... Mais que se passent-ils avec la gestion des copies en France, qu'on tire de plus en plus mal et qu'on conserve de manière catastrophique ? LA DERNIERE MARCHE est un film qui est sorti assez largement, et ce n'est pas un inédit de Derek Jarman des années 70 ! On serait en droit d'attendre une copie raisonnable). La narration use d'une technique de montage classique, décidée au scénario sans doute, à savoir une espèce de montage alterné qui se déclenche de manière impressionniste, un peu librement. Ca fait syncoper un film bavard. Ce n'est donc pas une mauvaise stratégie. On voit donc des images "d'archives" ou plutôt des espèces de flash-backs : le meurtre bien sûr, sur lequel on revient sans cesse, mais aussi des images super huit (vraiment belles pour une fois) concernant tels ou tels personnages. Les autres "flash-backs" sont assurés de manière discrète via la télévision, effet dont Robbins n'abuse pas d'ailleurs. Il y a donc un rythme assez certain.


La première chose qui sauve le film, ce sont les acteurs. Si le casting est très marqué en "tronches", le jeu est plutôt sobre, plus ouvert pour les personnages secondaires liés au meurtre (les familles), et sobre pour les protagoniste principaux (l'avocat notamment). Sarandon est absolument impeccable comme d'habitude. C'est une de nos meilleures actrices ! (Rires) C'est très sobre, tout en nuance avec un rôle pourtant assez carré dont elle sait bien mettre en exergue, et sans écraser quoique ce soit, les moments les plus paradoxaux. Ca sent l'épure et l'expérience. Nickel. On sait que Sean Penn n'est pas mauvais mais qu'il peut aussi être épouvantable. Souvenez-vous de l'ignoblissime SHE'S SO LOVELY, vrai parcours du combattant pour le spectateur qui se retrouve là dans un zoo d'acteurs tous à côté de la plaque et sans aucune nuance autre que celle de la tractopelle (même Harry Dean Stanton est épouvantable !). Penn, même lui, heureusement, il n'atteint pas souvent de telles extrémités, a un peu tendance à charger la barque. Ce n'est pas du tout la méthode Sarandon. Souvenons-nous de l'intéressant 21 GRAMMES. Là par contre, rien à dire. Il a un rôle épouvantable à tenir, car reposant sur le syndrome du monstre de foire, un truc épouvantable qui d'habitude donne droit à de très beaux oscars, ce qui est souvent mauvais signe. Ici, il sait garder une certaine hollywoodanité (yeah !) au rôle parfois et retenir beaucoup à d'autres moments. Il sait notamment se caler sur Sarandon, c'est évident. Robbins assure le back-up en sachant couper là où il faut, et réduire la sauce où d'autres se seraient vautrés.



Voilà pour le moteur qui n'évite pas certaines maladresses d'ailleurs, ou deux ou trois traits plus naïfs ici et là. Une fois la chose posée, Robbins accomplit par contre quelque chose de bien plus étonnant. Et pour vous expliquer ça, il faut que je revienne un peu sur ce que je disais plus tôt. Une autre raison pour lesquels ce genre de film sont quasiment impossibles à faire, est strictement cinématographique. Le cinéma est un art manipulatoire. L'Histoire du siècle dernier à bien démontré, et avec quelle funeste puissance, qu'on pouvait tout faire dire à une image, notamment une chose et son contraire, et que dans le cinéma, il y avait une impression "de sur-vérité écrasante". Un type hideux est assis sur un banc. C'est un clochard louche et dégoûtant. Vous allez forcément pensez que ce type cache quelque chose. Un sublime fille, belle et rayonnante d'intelligence passe. Vous allez voir peur pour elle. Si elle sort une batte de base ball et éclate en mille fragments la tête du sdf, vous allez prendre ce dernier en pitié, vous allez détestez la jolie fille, vous allez réclamer vengeance tout de suite en demandant à ce qu'elle soit punie cruellement. Si en plus vous faîtes un peu de mise en scène, c'est encore pire. Dans cet exemple vous êtes passé d'un extrême à l'autre en mois de dix secondes de manière complètement absurde. Tout le monde marche, moi aussi, le cinéma est basé là-dessus. Autre exemple. Une dispute dans un couple. Ca gueule pas mal, c'est une grosse dispute stressante... mais rien à voir avec l'impact que peut avoir la même scène si on fait un insert sur le fils du couple, ce charmant bébé qui pleure à tue-tête ! Vous voyez, faire pleurer Margot et manipuler les gens, c'est chose plus que facile au cinéma. Dans l'exemple de la dispute, l'échange entre le mari et la femme peut-être très mal écrit ou complètement incohérent, ça va marcher ! Rires.



Voilà qui est dit. Là où Robbins fait très très fort, c'est qu'il imprime un point de vue hallucinant sur son histoire, dans la dernière partie, et que son scénario est construite sur une très belle idée. En fait, le film raconte une chose assez étonnante. Une femme, Sarandon, se retrouve dans une situation intenable. Elle doit accompagner les probables derniers instants d'un homme, et un des pires. Plus encore, elle essaie de comprendre la situation globalement. Sa position privilégiée lui permet de presque tout voir. En femme sensible et fine, il lui arrive un sacré truc. Cette histoire est tellement hors-norme, univoque et sordide qu'elle se retrouve assaillie d'émotions TOUTES contradictoires ou presque. Et sa position un peu à l'écart (elle n'est pas impliqué dans le drame original, ce qui la dédouane autant que faire se peut, des réactions épidermiques ou ultra-émotionnelles) est intenable. Sarandon est assaillie d'émotions épouvantablement violentes (et nous avec, soit ce que je déteste le plus dans ce genre de film comme je le disais) dont presque aucune n'est conciliable avec une autre ! Cette position de voyeur éclairé est stupéfiante : Sarandon n'est pas assaillie d'informations, elle est, excuse-moi le terme, violée par des images. Extérieure aux faits et ayant très peu d'influence sur les événements présents, elle subit forcément tout, et plus important encore, ne peut pas appréhender les choses que sous la forme de figurations concrètes ou abstraites des témoignages qui lui sont proposés. TOUS les personnages, et j'insiste, tous, envoient des informations à vous briser l'âme et baignant dans la plus insupportables violence : familles des victimes, bien sûr, famille de Penn, Penn lui-même, et même le personnel pénitentiaire ! Déjà, ça, c'est atroce. Mais l'intelligence et l'opinion humaine viennent se mêler à ça. Dans un même groupe où les gens ont des attitudes similaires, les analyses sont radicalement opposées ! La confusion, ici dans le sens de "chaos", est donc double voire triple alors que la situation de départ est déjà quasiment insupportable. Pour nous, spectateurs focaliens, cette confusion est quadruple ! Car en cinéphile éclairé, nous savons l'aspect manipulatoire des images à fortes potentialités émotionnelles.

Et c'est là que Robbins fait très fort, comme je le disais en entame de paragraphe. Il place son film sur la perspective suivante: à force de surcharge, ce ne sont plus des émotions ultra-violentes qui assaillent la pauvre Sarandon, mais bien des images ! Sarandon essaie de faire marcher son cerveau autant que son cœur, et la tâche est quasiment impossible ! Tout est recevable ou presque (l'essentiel du moins) et tout est contradictoire ! Impossible d'avoir un point de vue équilibré, impossible d'essayer d'atteindre une forme de Justesse. Voilà, le premier et le plus important des sujets du film, bien plus que la réflexion sur la peine de mort (qui sera présente bien sûr, et plutôt de belle manière, quelque soit notre avis sur la question d'ailleurs, chose rare). Etre Juste (je mets la majuscule volontairement) au cœur du plus sombre enfer sur Terre. Et bien, voilà qui ne fait pas peur à Robbins qui se retrousse les manches et a l'intelligence de jouer à fond sur ce trait : les images violentes en émotions. C'est la première sublime idée. Du coup, la confusion règne en maîtresse diabolique, parfois insupportable, sur le film. Nous sommes (nous spectateurs) seuls, et nous vivons la solitude extrême, et le chaos qui habitent la pauvre Sarandon. Ce qui sauve le film du désastre, c'est le fait que Sarandon soit un être juste, et Robbins avec elle. Le réalisateur essaie de se frayer un chemin dans ces images hautement émotionnelles, et il le fait en essayant de préserver l'intelligence. La préserver de l'émotion. Pour se faire, paradoxalement, ils ouvrent la porte de son film aux pires émotions possibles. Très beau.



Et puis, il y a la séquence finale, et là on touche vraiment à quelque chose d'extraordinaire. Si vous n'avez pas vu le film, par pitié arrêtez-là la lecture de l'article ! Vous en savez déjà assez, et si vous saviez le contenu de cette dernière partie, vous rateriez une sublime expérience cinématographique. Allez, partez faire un café et allez lire un autre article du site. C'est bon, vous êtes partis ? Alors j'y vais.




Robbins ne se contente pas de nous submerger de violence, fut-ce de manière très intelligente. Il sait in fine redonner la parole à ses personnages et à son sujet. Dans cette fameuse dernière partie, le sujet stricto sensu reprend sa place au premier plan. Penn va mourir, c'est ignoblissime sans doute, enfin d'une violence insupportable. La question spirituelle reprend le dessus. Sarandon devra vaincre le suspens dérisoire de l'horloge qui continue de tourner, et accomplir sa mission : trouver un reste humain dans cette affaire, dans toute l'affaire si j'ose dire, pas seulement dans Sean Penn. Pour se faire, Robbins a donc utilisé, vous le savez si vous lisez ces lignes et que vous êtes sages, la technique du montage alterné pour nous montrer, sur le même plan, et j'insiste, le meurtre enfin dans sa véracité (mais de manière fabriqué : ça reste une image, comme tout le reste) qui au passage arrive encore à rajouter une louche dans la violence, fallait oser ! [Je pense notamment au viol tellement central mais éludé du reste du film.],et l'execution elle-même. C'est l'enjeu sublime et d'un courage remarquable du film de Robbins. Vous voulez sauver ce gars ? Alors il faut le faire non pas parce que le montage vous indique quoi penser (genre : un petit montage bien pathos sur le pauvre petit gars qui avait certes des défauts, coincé dans la machine judiciaire et face à face avec une mort insupportable et scandaleuse, ce qu'aurait fait TOUS les réalisateurs hollywoodiens !), mais pour les idées, pour le principe. Si on veut être juste et décider quoique que ce soit à propos du personnage de Penn, il faut résoudre l'insupportable violence, la contradiction ignoble, et voir, et s'imprégner jusqu'à la moelle (du film) de l'épouvante de la situation. Le crime est hallucinant de violence, il faut le voir, le comprendre, le vivre de manière figuré ET en même temps sauver, par choix, par intelligence, et non plus par émotion, le personnage de Penn... ou pas ! Robbins fait là preuve d'un courage absolue et d'une honnêteté rare et sans faille. Il a dit ce qu'il pensait de la peine de mort en loucedé auparavant. C'est son avis, et ce n'est pas l'essentiel. Par contre, il démontre que c'est dans le chaos ultime, dans la juxtaposition de l'inopposable (paradoxe) que se cache une intelligence possible. Je dois bien dire que j'étais totalement scotché par la classe et l'honnêteté du procédé. Le fond était impossible à décider, et Robbins propose alors la forme, une forme extrême, émouvante pour le spectateur bien sûr, mais qui oblige à faire s'incarner en chair et en os (cinématographiques, si j'ose dire) notre penchant théorique à vouloir sauver cet homme. Robbins ne propose pas un pardon de principe, mais bien une expérience incarnée. Ca n'empêche pas l'émotion, et là aussi Robbins reste honnête en ne contredisant pas la tonalité principale du reste du film. C'est l'intelligence et la forme qui font ce "pardon" est possible ou pas ! Intellectuellement et artistiquement, c'est absolument sublime !



Evidement, le film est rempli de petites maladresses ici et là. Mais dans son ensemble, il faut bien reconnaître le courage de ce projet qui envoie balader, et pas qu'un peu, tout le reste de la production. Le film n'est pas plastiquement parfait ni iconoclaste, mais en s'appuyant sur le système hollywoodien qui l'a produit Tim Robbins réussit à proposer un film qui ne lâche quasiment rien, et oblige son spectateur à un effort d'honnêteté stricte. LA DERNIERE MARCHE est donc un film peu aimable qui, une fois n'est pas coutume si on pense au sujet, a réussi à garder intact l'intelligence du spectateur en le baignant dans le pire flot, le plus violent même, d'images contradictoires. C'est de fait un belle réflexion sur l'utilisation du cinéma qui envoie balader nombre voire tous les films "engagés" qui envahissent notre écran de cinéma art et essai. Chapeau bas !

 


Fraternellement Vôtre,



Dr Devo.



Publié dans Corpus Filmi

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