LE MORT-VIVANT, de Bob Clark (USA/Canada-1972) : Le Coeur est un Soldat Solitaire

Publié le par Dr Devo


Photo :  "La Résidence " par Dr Devo, d'après une photo du film de Bob Clark.

Chers Focaliens,
On continue la sympathique descente dans les archives du Marquis. Comme de bien entendu, nous avons regardé quelques horreurs dont j'ignorais même l'existence. C'est ça qu'il y a de bien, dans l'immense dévédéthéque du Marquis (un peu moins de 1550 titres d'après ce que j'ai pu comprendre, et non pas 6000 comme je le disais dans le dernier article, mais à ce niveau là, la différence est-elle si grande ?), c'est qu'on peut regarder un très beau film comme LIMBO, et enchaîner avec LE DUEL À MORT DU SORCIER CHINOIS, obscur et oublié film de kung-fu chinois (c'est bien foutu), à ne pas confondre avec le célèbre film de Cassavetes, mais quand même avec Elton Chong (Elton Chong !!!!), film dont je vous parlerai peut-être. Ou alors pas du tout !
On connaît John Carpenter ou George Romero, grands réalisateurs des années 70, et on sait la perspicacité de leurs œuvres. [J'en profite pour redire tout le bien du superbe documentaire AMERICAN NIGHTMARE d’Adam Simon, dont le Marquis avait parlé ici, et qui montrait comment ces deux-là et quelques autres, Wes Craven et David Cronenberg, notamment, ont construit des films comme autant de miroirs de leur temps, et comment ils ont intégré la violence terrible des USA de l'époque.] Par contre, Bob Clark n'est pas souvent cité dans ce panthéon. C'est compréhensible... et en même temps, pas du tout ! Certes, Clark n'a pas eu la carrière populaire d'un Carpenter et de fait, n'a jamais été aussi respecté aux yeux du grand public que Romero. Son aura, réelle, se limite il faut bien le dire au cercle des aficionados du fantastique. C'est bien dommage, et pas tout à fait mérité. Bob Clark continue certes de tourner, mais loin de son genre de prédilection. Nous avions vu avec le Marquis son KARATE DOG, avec Jon Voight, qui raconte les aventures d'un chien qui parle (avec la voix de Chevy Chase) et qui fait des combats de kung-fu qui n'ont rien à envier à ceux d’Elton Chong (it's no sacrifiiiiiiice...).
Adieu donc le chemin de briques jaunes pour Clark, et bonjour le (relatif) anonymat. Heureusement, l'excellente collection de Neo Publishing est là pour me sortir de mon ignorance crasse ! [Neo Publishing édite des DVD, avec un choix de films privilégiant petites séries B et choses un peu plus Z, mais avec un soin éditorial quasiment stupéfiant. À l'instar de son édition de LA REVANCHE DES MORTES-VIVANTES, nanar Z érotico-gore et français dont je vous recommande l'étonnante vision, qui provoquera en vous des râles de plaisirs incessants en raison de la haute teneur en improbabilités en tout genres que le film contient, reculant toujours les frontières de l'ineptie et du bon goût, mais réservant notamment une surprise finale que vous me permettrez de qualifier de largement splendouillette ! Et bien, figurez-vous que le DVD a un design des plus classes (en cela, en complète opposition au film) et que le film est aussi richement doté en suppléments qu'un gros classique, dont notamment l'inénarrable BO qui vous est offerte en intégralité, le tout pour un prix bon marché et une copie carrément correcte ! Il faudra d'ailleurs que le Marquis ou moi-même consacrions un article à la chose !]
USA, 1972. La famille d’Andy, un type assez jeune parti au Vietnam, attend avec inquiétude son retour. Son père et sa sœur sont désespérés, et sa mère est à la limite de la névrose psychotique, tant elle est persuadée que son fils reviendra sain et sauf. Le temps passe lugubrement, et privés de lettres depuis deux mois, l'inquiétude monte. Andy se fait tuer, et sa famille est avertie par un télégramme officiel de l'armée. La mère s’enfonce un peu plus dans sa psychose, et se persuade que tout ceci (le télégramme, l'annonce du décès) est un mensonge et que son fils n'est pas décédé. Devant ce spectacle, la douleur de la sœur et du père est décuplée.
Le soir de cette funeste annonce, la maisonnée est dérangée par des bruits suspects. Ils découvrent tous avec stupéfaction que c'est Andy qui est revenu ! La chose est impossible, mais les faits sont là : Andy est bien de retour...
Mais Andy a changé. Devenu taciturne à l'extrême, il ne communique pas, ne réagit que très peu et demande à sa famille de ne pas annoncer aux amis et aux proches son retour. Il semble ne plus avoir d'envie, de désir, de peur, rien que ce nouveau visage impassible et sans expression. Si ce n'est quelques réactions violentes et impromptues qui font peur à sa famille... Mais pour la mère, c'est la plus belle chose qui lui soit arrivé. Alors que le père commence à s'inquiéter, la maman d’Andy est la seule à voir dans cet impossible événement un miracle merveilleux...
La boîte du DVD (qui vient de sortir), avec un gros plan sur une tête de zombie, a un packaging voyant mais élégant. Mais en même temps, elle risque ou de faire peur ou de décevoir. Faire peur dans le sens où le film pourrait intéresser un public plus large qu'il n'y paraît, et décevoir celui qui veut voir un film gore avec pleins de zombies !
 
Quel étrange film en tout cas. L’entame est très belle et happe le spectateur en deux coups de cuillère à pot. D’abord par une courte scène au Vietnam, décrit de manière très simple mais bougrement efficace, comme une sorte de no man’s land envahi d’obscurité que seules quelques explosions déchirent. Deux soldats  tout seuls, l’un reçoit une balle, et son camarade, Andy, se penche vers lui. Le gros plans devient flou en caméra subjective, Andy qui se fait descendre avec une simplicité glaçante, et l’image qui se fige, tandis que le générique défile dans un silence horrible. Très beau. Et immédiatement suivi par une scène de repas excellente, où la famille d’Andy apprend la mort de celui-ci. En deux minutes à peine et quelques plans, la complexité des relations familiales est tissée les doigts dans le nez, et on comprend vite quelles vont être les qualités du film : interprétation assez directe et saisissante, découpage rigoureux, utilisation des axes très perspicace, pas de plans inutiles, et cadrage précis. C’est du rigoureux et de l’efficace, avec peu. On comprend également que le rythme sera piégeux (si je veux), avec une froideur / lenteur qui n’est qu’apparente : on trépigne vite dans son fauteuil.
Dès la fin de l’intro, avec le plan de la mère qui tient une bougie dans le noir, et dont l’incantation fera revenir Andy, on  est soufflé par la qualité de la photo et son utilisation directe dans la mise en scène, dont elle guide nombre des options. Le film est souvent plongé dans le noir. La scène avec le routier fonctionne comme maître-étalon. Le camion est éclairé de biais, comme par reflets, peu nombreux et dans un axe tangent, sur les côtés de la remorque. Le camion est ainsi réduit à deux points noirs dans la nuit, puis quelques lignes verticales, celles de reflets des parois gondolées. Quelques taches minuscules dans l’obscurité immense. Le motif est donné, et incessamment, comme une litanie, Bob Clark et son chef-op’ (Jack McGowan) vont placer des lignes verticales partout, dans le moindre cadrage, dans le moindre décor, dans le moindre objet : papier peint, chemise d’un personnage, balustrade de l’escalier, reflet de la lumière... La ligne verticale devient une espèce d’obsession, une espèce de bug de perception absolument bizarre, d’autant plus que le reste du film, très loin d’être baroque, souffle un vent glacial sur le spectateur. Les lignes verticales, très antinaturelles, rendent abstrait et hallucinant un décor quotidien et banal, et troublent par leur surabondance silencieuse, au point que tout s’abstractise, tout devient douloureux et pathétique. C’est froid, c’est rigoureux, et en même temps, ces lignes, paradoxalement, alliées à une photographie originale, font qu’on devient sensible au drame global qui se joue, drame à plusieurs niveaux, comme un mille-feuille, où là aussi des détails parfois ridicules font aussi mal que des situations de douleurs, où chaque événement, dérisoire comme important, prend un caractère violent et pathétique.
[Ça va quelquefois très loin, comme ce cadrage hallucinant dans cette scène où le père descend voir qui fait du bruit en pleine nuit au rez-de-chaussée. Clark ne cadre pas alors les personnages, mais, dans le haut du plan, un triangle formé par le plafond de la maison, la rampe de l'escalier et l'ombre !  Plan sublime !]
Très précis dans son contexte et dans sa psychologie (encore une fois, ce qui n’est pas évident, le film étant assez froid dans sa forme), LE MORT-VIVANT est donc aussi une construction rigoureuse, une analyse sociale étonnante et simple, et également un abysse abstrait. Nous sommes en quelque sorte dans une semi-perception, à mi-chemin entre les humains et Andy, un nouveau no man’s land justement, où les douleurs des séquelles de la guerre, militaires et civiles, apparaissent à fleurs de peau, toujours très sensibles, et où l’incroyable solitude de la condition humaine, logique mais absurde, vous poignarde le cœur.  La peur, le désespoir, la désagrégation familiale (où ce sera chacun pour sa peau, et où la "réunification" ne se fera que par intérêts communs des différentes solitudes additionnées), le sentiment de faiblesse et d’injustice, la désintégration des efforts les plus pieux et les plus sincères, l’effritement des sentiments, comme la peinture écaillée d’un mur, effritement bien plus remarquable que la décomposition très lente et très peu marquée d’Andy (les amateurs de zombies non-stop seront surpris), tout cela, donc, fait du film une expérience étrange, où l’intellect est placé dans la ouate, et semble régi par une autre logique, très rigoureuse mais aussi abstraite et terre à terre. Que c’est étrange !
Le film acquiert très vite son indépendance. On est happé avec force, et on imagine qu’en salles, la chose doit être hallucinante. La musique, faite de pizzicatos violents sur un violon écorché et de piano métallique joué sans les touches et à même les cordes (motif vertical encore) fait beaucoup pour donner l’impression de temps figée comme une boucle, impression contrariée par la nette évidence que le temps passe quand même, atomisant peu à peu tout le monde, irrémédiablement.
Et pourtant, on n’est jamais dans le social, jamais dans le réel, et également jamais dans le message, jamais dans le symbolique. L’ambiance passionnante et glaciale (slowburn !) nous englue et nous émeut avec force. Le film tire cette force du soin et de l’originalité constante de sa mise en scène, et aussi de son étrange positionnement que, pour une fois, on peut qualifier d’inédit : à la croisée du fantastique, de la chronique, du familial, du social, etc. Aucun de ces domaines n’est abordé de manière frontale, mais tous participent au film. Le cocktail est aussi originale qu’explosif.
Enfin, dernière couche, la dévotion des acteurs est assez remarquable. John Marley (le père), aperçu chez Coppola et Cassavetes, est très bon. La mère (Lynn Carlin) avec ses faux airs de Louise Fletcher, étonne également. Anya Ormsby (la sœur) est déchirante, bien que son personnage soit logiquement plus en retrait.
Il va donc être assez indispensable de redécouvrir les premières œuvres de Bob Clark et de les mettre à côté de celles de  ses collègues prestigieux. Il faut saisir l’opportunité de découvrir ce film qui vient d’être édité, d’autant plus qu’il pourrait bouleverser aussi bien l’amateur de fantastique que celui qui n’aime pas ça du tout, et que, malgré le propos, on n’y trouve aucun message lénifiant ni symbole grossier, mais seulement l’immonde scandale de la souffrance et de la solitude humaine.
 
Solennellement Vôtre,
 
Dr Devo.
 
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Publié dans Corpus Analogia

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L
Oui, c'est dommage. Bob Clark était un excellent metteur en scène, même si sa carrière n'a pas forcément été à la hauteur de ses premiers longs-métrages - quelqu'un sait s'il a eu le temps de finir le remake de son CHILDREN SHOULDN'T PLAY WITH DEAD THINGS? Le tournage était supposé avoir démarré en 2006...<br /> Au passage, et puisque je vois que ça n'a pas été mentionné sur le site, il faut rappeler que nous avons aussi perdu le grand Freddie Francis, excellent directeur photo et très bon cinéaste, dont je recommande vivement l'étonnant LA CHAIR DU DIABLE.
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D
Mon dieu, quelle tristesse! Bob Clark est un type trèsétonnant, et le BLACK CHRISTMAS original est d'une splendeur absolue. C'est très triste...<br /> Dr Devo
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L
Triste nouvelle ce matin : le cinéaste Bob Clark s'est tué en voiture en compagnie de son fils. Aux US, il était connu pour la série des Porky's, ces teen movies des années 80, ancétres des American Pie, et d'ailleurs, je n'avais vu que ca de lui, avant de découvrir recemment ce fabuleux Mort vivant.Recemment, une vague de projet de remake s'était entrepris autour de ses films : j'ai vu recemment la nouvelle version de son Black Christmas, filmée par Glen Morgan, et un remake de Porky's était aussi en route.
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L
Je viens de découvrir ce film absolument remarquable et je me joins au concert de louanges qui précédent. Par contre, je tiens à signaler que voir ce film en VF est une experience particulierement éprouvante. Outre le doublage supra-splendouillet, il est à noter la modification de l'ambiance musicale avec des rajouts de morceaux emprunutés : le resultat est des plus curieux. Cela dit, si des ciné-BO-philes ultra-pointus passent par là, j'aimerait identifier cette mélodie chantée par des choeurs, immortalisée par Fabio Frizzi dans L'au Dela de Fulci (imaginez la BO de L'Au Dela sur le film de Bob Clark) et qu'on entend aussi dans Les nuits de Dracula de Jess Franco dont la musique était pourtant signée Bruno Nicolai.
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L
Très belle musique de Fabio Frizzi, souvent ré-utilisée depuis, extraite de la BO de L'AU-DELA. Les deux thèmes les plus célèbres sont "Voci dal nulla" et "Verso l'ignoto".
L
les taches, écrit comme ça, c'est plus prop'
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