LIMBO, de John Sayles (USA-1999) : L'Etrange Epiphanie de Monsieur John

Publié le par Dr Devo


(Photo : "Mes Fours sont plus Belles que vos Ennuis" par Dr Devo)

Chers Focaliens,
Hier, vendredi, c’était le jour du poisson. Bonne fête à tous les poissons, comme dirait (disait) Roland Topor.
C’est les vacances avant l’heure, on pourrait dire. Petit retour en Terres Ancestrales, et bien sûr, petit visionnage entre focaliens, chez le Marquis, l’homme aux 6000 DVD achetés pour le prix d’à peine 300 sans doute... Il est très fort, le Marquis.
Il est très fort, mais il ne sait plus où donner de la tête et il est bien embêté. Trop de films à voir dans sa dévédéthéque, par où commencer ?... Comment regarder un film avec Anna Nicole Smith sans avoir mauvaise conscience, et sans penser à ce merveilleux film de Bergman qui attend dans la pile ? C’est pas facile. Alors le Marquis a décidé de tenter une expérience. Dans la grosse pile de films qu’il n’a pas encore vus, il a sélectionné 26 DVD d’après l’initiale du titre. Un film pour A (ANACONDA, par exemple !), un film pour B, etc. Et il regarde chaque jour une lettre ! Oulipien et fort intéressant, en tout cas. Et scientifiquement focalien. Chic, ça tombe bien.
Bon, évidemment, cette discipline monastique est interrompue quand il a du monde à la maison, et mon arrivée hier aurait dû déroger aux règles du Maître de Maison. Malgré tout, pour rendre hommage à l’ingénieux système,  au moment de choisir un film à se regarder, mon choix se porta sur la continuation du procédé. Le Marquis étant arrivé à L, nous avons regardé le film prévu à cet effet : LIMBO, de John Sayles.
[Ah, John Sayles, petit chouchou, mineur certes,  chouchou remplaçant des critiques et des distributeurs dans les années 90. Gentil mépris par la suite... Scénariste de HURLEMENTS et de PIRANHAS de Joe Dante, quand même...]
USA, années 90. Etat d’Alaska. Une ville côtière magnifique : grande étendue d’océan, petits fjords, petits icebergs, une nature ultra-verdoyante, des cours d’eau superbes dans lesquels remontent de grands saumons, de la montagne, de la grande forêt, des bateaux de pêche, etc. Un coin magnifique, mais largement touché par la crise. L’industrie du poisson, qui faisait vivre énormément de gens, se réduit au minimum, et depuis longtemps les notables de la région ont pris les choses en main en réorientant la région vers le tourisme, logiquement. Les cars de retraités et de familles venues de tous les USA viennent alors nombreux visiter ce coin de paradis fabuleux, cette nature majestueuse et presque onirique tant elle représente l’immensité pionnière de l'Amérique. La ville est presque  un parc à thème : musée des natifs indiens, musée des anciens de l’usine de poissons, etc. Les autochtones, quasiment tous des anciens de la pêche, acceptent avec fatalité et humour noir cet état de fait, et vivent de petits boulots. Dans ce contexte bizarre, David Strathairn (qui jouait le papa de DOLORES CLAIBORNE, très beau film, d’ailleurs), quarantenaire laconique mais apparemment avec la tête sur les épaules et très calme, travaille comme factotum pour un couple de lesbiennes qui ont repris un restaurant. Il fait un peu de tout pour elles, de menus travaux manuels principalement. Ça paie, et ça passe le temps. David est un ancien pêcheur, comme les autres. Il fait la connaissance de Mary Elizabeth Mastrantonio, une chanteuse folk (un peu country, genre Emmylou  Harris) de passage dans la région pour quelques semaines. Les deux ont quasiment le même âge, ont la même douceur et la même franchise. Ils flirtent. David s’aperçoit vite que la fille de Mary (Vanessa Martinez, qui vaut le déplacement à elle toute seule), une adolescente quasiment déjà adulte et assez mal dans sa peau,  travaille aussi pour le couple de lesbiennes, et qu’ils se connaissent déjà…
Dr Devo, lui, s’aperçoit qu’il n’a aucun intérêt à vous raconter autre chose et que, de fait, son résumé ne sert à rien. Il décide de s’arrêter de taper et d’aller caresser le chat qui se prélasse sur la commode...
Ben oui, c’est dur à raconter, non pas que le film soit excessivement complexe (mais la narration est assez subtile), mais parce qu’en dire plus, même si ça ne dévoilerait pas de révélations soigneusement cachées, ça détruirait pas mal de choses. Arrêtons donc là.
Vous devez avoir l’impression, en lisant ce piteux résumé, que c’est une sorte de frères Dardennes dans leur cabane au Canada, mais pas du tout.
Avec humour (un peu triste) et précision, John Sayles installe une ambiance douce-amère très habile dans son film. Une nature omniprésente et majestueuse, certes, mais pas glorifiée par de somptueux plans en hélicoptère. Une nature exceptionnelle mais banale, nuance ! Sayles s’avance  sur un terrain qui semble être celui d’une narration chorale. Six ou sept personnages importants, et encore six ou sept derrière, forment un portrait de commune provinciale tout à fait convaincant et drôlement bien écrit, car on s’étonne, au bout de 10 minutes, du nombre ahurissant de détails et de liens qu’a décrits Sayles, sans avoir l’air d’y toucher une seule seconde. Etonnant. Cette première partie du film se résume assez bien dans la première chanson qu’interprète Mary Elisabeth Mastrantonio (belle voix d’ailleurs), cruelle mais presque drôle, et parfois même ridicule. Tout dans cette ville est de l’ordre du drame, mais aussi de la franchise tranquille. Une ambiance subtile.
Les acteurs sont vraiment bons, semble-t-il. Le cadre est beau et la photo est superbe. Bien, bien.
Deux choses se démarquent vite. D’abord la façon de faire une espèce de début choral est bien plus subtile ou originale qu’un SHORT CUTS par exemple, ou qu’un MAGNOLIA. Le tissu d’événements est bien tissé, et enchevêtré sans cesse, sans cette impression de "sketchs indépendants". Bizarre. Deuxièmement, pour faire avancer sa narration, Sayles ne cesse d'avoir recours à l’ellipse. Il préfère la partie au tout, l’animal ! Juste une image, ou juste une fin de scène, plutôt  qu’un dialogue en entier, une réaction à un discours plutôt que le discours lui-même. On comprend que ces gens sont subtils, et Sayles trace des portraits riches et ambigus en deux coups de pinceau.
Parallèlement, le film semble se resserrer de plus en plus sur deux aspects : la souffrance larvée des personnages, et le recentrage progressif sur la Mastrantonio, sa fille et Straitharn.
La mise en scène nous happe dans les deux cas, et toujours avec originalité. Montage alerte jouant avec virtuosité sur le rythme, ellipses de structure qui épousent plastiquement les ellipses du scénario. C’est du bel ouvrage, et on se dit rapidement que le film sera beau et original, merci mon dieu.
La conscience travaille en tout cas, et on sent que la tranquillité triste de ce patelin est fragile, et que le drame pourrait surgir, non pas qu’on le voie venir et qu’on sente que ça va éclater. Non, pas du tout. Pas d’évidence, justement. Mais on sait que ça peut arriver, qu’une mauvaise passe est toujours possible.
 
Si la moitié du quart des films avaient une narration aussi travaillée et subtile, le cinéma serait un endroit sublime, se dit-on. Pas tape-à-l’œil, mais très travaillée, avec modestie mais sans refuser une certaine fulgurance (une fulgurance absolument pas baroque, par contre). À l’image de ce petit plan de rien du tout qui nous fit nous regarder le Marquis et moi. T’as vu ce que j’ai vu ? Oui, que c’est beau, jamais vu ça. Je vous le dis, mais sur le papier, ça ne vous scotchera pas, et quand vous verrez le film, ça peut vous émouvoir au plus profond. Un plan qui semble assez serré en plan douche (un vrai plan douche !) sur les flots miroitants ; la mer semble défiler, puis se fixe  brutalement, et dans l’instant un voilier entre dans le champ par le bas ! Sublime et iconoclaste !
C’est du beau, c’est de l’osé, ça joue sur tous les leviers de mise en scène, et pas qu’un peu, les idées fusent, et elles sont toutes bonnes. À l’image de cette scène de bar (il y en a un paquet, d'ailleurs), où une série de dialogues séparés, montés en alternance et en chorale, deviennent un jeu de phrases abstraites, et avec cinq conversations en même temps en plus ! [On s'apercevra que cette étrange scène était peut-être un plan subjectif !] Il a des idées, le bonhomme. Ça lave, ça fait respirer, la classe. Beau sens pudique aussi (cf. le plan de la photo du hall of fame, rien n’est verbalisé, tout est dit par la mise en scène, le contraire d’un mouvement européen).
La deuxième partie s’enclenche, et le film bascule. Je ne vous dirai rien de textuel sur cette deuxième partie, pour vous laisser vierge, totalement, devant le film. Et là, LIMBO, déjà très beau et même assez formidable (et très touchant : sans drame, on a déjà la truffe humide), bascule dans l’absolument ahurissant. Nous n’en croyons pas nos yeux, le film se fracture sans se briser, continue mais comme pour en finir, dans des terres complètement vierges, toujours rythmé (à chaque séquence) par un fondu au noir, puis plan cut à suivre, procédé récurent, mais qui dénote une volonté nette de structure, et qui sera crucial, on le sait déjà. La première brisure du système de fondu est superbe (le fondu au noir étant remplacé par un plan cut, suivi d’un autre plan cut à peine plus éclairé, c’est superbe, ça fait peur). Deuxième partie hallucinante, avec la même tranquillité, mais avec des enjeux bien plus terribles, mais shuuuut, ne disons rien qui puisse dévoiler quoi que ce soit. Dans cette deuxième partie, alors que précédemment c'était déjà très beau, on sait qu’on arrive en territoire inconnu, que tout peut arriver et qu’on a franchi les limites de l’extraordinaire. On est scotché. Plus rien ne sera comme avant. Le film creuse son sillon, dans l’âme cette fois.
Sorte de récit moby-dickien, mais qui serait statique, sur la berge et pas dans le bateau, et sans baleine (héhé, call me Ishmael), soutenue par un fil rouge Shéhérazadien  à vous briser le cœur et à vous fendre l’âme. Sur le cul, nous sommes.
Le film commence à s’achever, déjà nous savons qu'il est exceptionnel, mais... Les deux derniers plans arrivent, et là, là, là, là.... Nous sommes devant la chose la plus hallucinante vue depuis très longtemps. Une fin abyssale, le saut en parachute sans parachute, on en crierait presque. Idée de scénario et de fidélité au film, sublimissime, mais mise en scène en deux plans et trois secondes d’une abstraction et d’un cosmique quasiment génial, dans le sens où, oui, oui, Sayles a eu les couilles de le faire, il a ce courage sublime.
Ces deux plans valent le reste à eux tous seuls, ils ont presque commandé le reste du film, déjà magnifique. Au cœur le plus noir de l ‘Amérique (chez nous, là aussi) et de l’Abstraction, Sayles signe là, sans doute, son meilleur film, c’est très clair, et surtout, il réussi à faire quelque chose de complémentaire, à la fois populaire et exigeant, sans que la chose ne fasse courber son film, tout en restant seul maître à bord. La générosité est complète. Très grand film, à tous points de vue. Je ne vous dis rien, mais je vous ai tout dit.
 
Kleenex obligatoires.
 
Abyssalement Vôtre,
 
Dr Devo
 
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Publié dans Corpus Analogia

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D
Bah, ça prouve qu'il ya de la vie sur le site, et en plus j'y ai repondu, donc, je vais laisser!<br /> <br /> l'encre ne coûe pas cher ici!<br /> <br /> Dr Devo
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I
Oui, oui dans un premier temps je ne retrouvais plus l'article, donc je me suis rabattu platement ici.<br /> D'ailleurs je pense docteur que tu pourrais supprimer mon commentaire qui ici qui perd tout intérêt.
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D
Eu h oui...<br /> <br /> En fait notre ami Allendo s'est trompé d'articles et a voulu poster ce commentaire dans l'article sur FREAKSTARS 3000 le beau film de Christoph Schliengensief. Alllez, chers lecteurs, Y jeter un oeil et vous verrez que le slogan de Isaac prend toute son ironie, son humour, et surtout de sa vigilance intelectuelle!<br /> <br /> Dr devo
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I
Et vive le téléthon !
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