SISTERS (SOEURS DE SANG) de Brian De Palma: Rien n'est vrai, Tout est permis!
Chers Compatriotes,
Nous étions hier dans les années 70, et bien qu'on y reste. On remonte même un peu dans le temps, puisque nous voilà en 1973. Vous étiez petits à l'époque. Plus tard, dans les regrettées années 80, certains petits chanceux, dont je fais partie, avaient peut-être loué, dans un modeste vidéo-club, la cassette VHS de "Soeurs de Sang", joli titre remplacé aujourd'hui par le titre original "Sisters". La VHS du film proposait un film recadré (sans bandes noires respectueuses du format original), et en VF bien sûr. Et pourtant... Quel souvenir! N'hésitons pas à faire un peu de pub pour Wild Side, éditeur modeste mais passionné de dvd, qui a eu l'idée géniale de ressortir ce film passé depuis longtemps aux oubliettes de l'histoire. Et spéciale dédicace à Mr Plonévez qui m'a offert la galette richement dotée (petit livre, documentaires, etc... Plutôt bien foutus d'ailleurs, une fois n'est pas coutume...) au noël dernier. Bon, on n'est pas non plus à la cérémonie des césars, alors entrons dans le vif du sujet.
De Palma est un petit malin. Cinéaste populaire, certes, mais dont une partie de la filmographie reste dans l'ombre. Ses premiers films, principalement. Et ce "Sisters", même s'il n'est pas totalement caché par la forêt des titres célèbres du maître, est quand même bien à l'ombre. Réparons l'injustice.
Cher lecteur, si tu veux briller en société, il y a quelques phrases sur le cinéma, ou au moins quelques adjectifs, à apprendre par coeur. Si on te parle de Cronenberg, n'oublie pas de qualifier son cinéma de "biologique", "intérieur", et surtout "viral". La chair et le virus pour Cronenberg. Si le hasard t'amène sur De Palma, un adjectif s'impose, comme un énorme monolithe noir: "hitchcockien". Du Hitchcock pour tout le monde et à toutes les sauces. Bon, on ne va pas non plus pleurnicher à tout bout de champ, et admettons, c'est vrai, que un "Cronenberg viral" et un "De Palma hitchcockien", ce ne sont pas de complets contresens. Mais, dépassons cela. Et revenons à la source en ce qui concerne De Palma. Et cette source n'est pas hitchcockienne. L'Alfredisme de De Palma n'est qu'une composante. La source est tout autre. Démonstration.
Bien entendu, "Sisters" est rempli d'allusions au gros cinéaste anglo-américain. Mais, aussi, tout bêtement, au thriller. "Sisters" s'appuie en effet sur un déroulement à énigme classique, où le spectateur évolue dans un chemin relativement balisé... "Sisters", est quand même l'histoire d'une femme témoin d'un meurtre qu'il faudra résoudre.
Rappelons l'histoire, brièvement et en marchant sur des oeufs, prudemment. Le personnage de Margot Kidder est une jeune actrice/mannequin. Elle participe en tant qu'actrice justement à une émission de jeu télévisée qui s'appelle "Voyeur" ou quelque chose comme ça ("Peeping Tom", allusion à Michael Powell sans doute). C'est une sorte de caméra cachée. Le film démarre ainsi. Un homme noir (Lisle Wilson, vraiment très bien), se déshabille dans un vestiaire. Entre une jeune femme aveugle (Margot Kidder, donc). Visiblement, elle s'est trompée de vestiaire. Elle pose sa canne blanche et commence à se déshabiller. Le jeune noir ne sait plus quoi faire. Cut. On s'aperçoit que c'est non pas le début du film mais un jeu télévisé, où les candidats doivent deviner la réaction du voyeur malgré lui! Après l'émission, Margot et Lisle vont boire un verre et passent la nuit ensemble. Margot oublie de prendre ses cachets. Sa soeur jumelle débarque, hors champs, et c'est la panique. Margot assassine dans un accès de folie le jeune noir. Dans le bâtiment d'en face, une voisine journaliste a tout vu. Elle appelle la police, et quand celle-ci débarque dans l'appartement de Margot, il n'y a plus de traces de sang ni de cadavre, celui-ci ayant été dissimulé dans le sofa par l'ex-mari énigmatique de Margot. Allez, stop, je m'arrête.
Qu'est-ce qui définit le mieux ce "Sisters" ? Film à fort suspens, certes. Énigme policière à tous les étages, bien sûr. Mais c'est autre chose qui nous choque. On croit que le film démarre et en fait il s'agit d'une émission de télé. On aperçoit, dans les plans sur le public (rempli de gens rigolards et applaudissant) un étrange mec en imper (l'ex-mari) au visage impassible. En plein milieu du cadre! Comme un cheveu sur la soupe. On offre en cadeau à Margot Kidder, pour la récompenser de sa participation au jeu, une batterie de gros gros gros couteaux de cuisine, dont on devine immédiatement quel usage il va en être fait dans le film. Ensuite, on revient sur le plan sur le public, et là, comble de tout, l'ex-mari a disparu... Ce n'est pas grand chose mais c'est très inquiétant : après tout, vous avez déjà vu, vous, un siège vide au premier rang du public dans une émission de télé? Non, bien sûr, et tout prend par conséquent, petite touche par petite touche, un sens étrange et mystérieux. Tout nous inquiète. On ne sait rien, mais on est persuadé que tout se passe mal, et même INCROYABLEMENT PLUS MAL QUE DANS N'IMPORTE QUEL THRILLER! Et ça je vous assure, c'est absolument terrifiant. Avant que l'horreur ne commence (avant le meurtre), on n'en mène déjà pas large. Et comme le De Palma est un petit malin, le tout est fait avec un sens de l'humour incessant, qui ajoute bien sûr à notre panique. Petit à petit, déraillement par déraillement, la mécanique du film avance, les rouages tournent au ralenti mais tournent indubitablement, annonçant par avance que le pire est à venir. Brrrr... C'est efficace.
Comme d'habitude ou presque chez De Palma (cf. l'immonde "Mission To Mars", et son abominable ton préchi-précha), tout cela est cadré avec délice et avec goût. Tout dans la direction artistique est composé avec un soin extrême, du plus anodin des décors à la musique de Bernard Hermann, le compositeur attitré (ou presque) de Hitchcock. Mais, au fond, ce qui choque le plus, ce qui emballe le film et enferme le spectateur dans ce diabolique train fantôme, c'est autre chose. Derrière la mise en scène efficace s'en cache une autre : la mise en scène de l'Incongruité Totale. Voilà la sève de "Sisters". Alors qu'on s'avançait dans un thriller normé, les bizarreries et les gourmandises s'accumulent de manière exponentielle, nous prenant constamment à contre-pieds et déclarant une nouvelle règle du jeu : tout vous semble balisé et pourtant rien ne va se passer comme prévu. Vous êtes ailleurs. Comme dirait le poète, "attention les soukouss'"!
Et De Palma se régale. Les deux premières bobines du film avançaient dans un rythme alerte au suspense savamment distillé? La scène du meurtre et ses 4 ou 5 plans paraissent durer une éternité!! Quelle horreur! C'est délicieux et effrayant. Parce que De Palma fait dérailler son film, certes (on savait que le meurtre arriverait et De Palma a pris son temps), mais parce que ces cinq plans durent beaucoup trop longtemps, figeant la scène. Je vous assure que de voir Margot Kidder, assise dans son lit, tandis que son amant black rampe au sol poignardé, est quelque chose de fantastique, comme une descente soudaine en montagne russe mais qui durerait 2 minutes au lieu de dix secondes. L'Incongru, je vous dis, De Palma est un cinéaste de l'Incongru et du Pas-Normal! Et avec quelle gourmandise, une nouvelle fois. Regardons l'utilisation faite du split-screen. C'est sublime. La mise en regard de deux instants qui ne cohabitent jamais dans un film policier : l'arrivée de la police (longue, très longue alors qu'il n'y a qu'un escalier à monter) pendant que l'appartement est nettoyé des traces du meurtre, et surtout l'utilisation du son dans ce split-screen. Et là, mesdames et messieurs, c'est un festival : un coup le son est clairement attribué à une des deux parties de l'écran, un autre fois on croit que c'est toujours le cas, et en fait c'est le son de l'autre côté de l'écran, un coup on ne sait pas d'où vient le son, et un coup, un son qui correspond à une des parties de l'écran est en fait le son des deux parties en même temps! Quel vertige! Un autre exemple : la scène onirique qui bafoue toutes les règles de la narration et de la mise en scène classiques. Là, on voit le contre-champ d'une image télévisée, on voit l'équipe de tournage, on voit distinctement ce qui se passe après la prise, lorsque, que la caméra s'arrête de tourner, et on voit même des spectateurs regarder la séquence (ce qui fait de nous des acteurs du rêve sûrement). Hallucinant, non? La hachette passe de mains en mains... Who's bad? (Désolé les gars et les filles, je suis parfois obligé de parler à demi-mot pour ne rien gâcher).
Arrêtons Là. Et concluons. "Sisters" est un chef-d'oeuvre sublimissime, inquiétant et poétique, parce qu'il est incongru de A à Z, et que sa seule règle est celle du déraillement. La narration entrecoupée et le refus d'une omniscience toute balzacienne, comme dirait mon ami l'Ambassadeur du Néant, font de ce film une porte ouverte sur toutes les audaces et toutes les angoisses (après tout, y a t il eu meurtre ? héhé...).
Un mot, avant de partir sur les acteurs, tous formidables. Jennifer Salt très bien dans le rôle de la journaliste. On s'étonne de ne pas avoir croisé son chemin depuis. Dommage. Elle se rattrape de nos jours en écrivant les scénarios de la série à succès "Nip/Tuck". Et Margot Kidder. Grande grande actrice. Que dire pour vous convaincre de son talent immense? Peut-être son énergie et son jeu la rapprochent d'une Jennifer Jason Leigh. La scène du meurtre en tout cas ôtera tout doute sur son talent. Sans compter, le reste du film. Malheureusement, malgré un grand nombre de films au compteur, elle ne sera jamais la grande actrice populaire qu'elle devrait être. Pour ceux que ça intéresse, c'était elle la petite amie de Christopher Reeves dans la série des "Superman". Pas glorieux. Elle vaut bien mieux que ça. Le cinéma ressemble quand même à un grand tombeau...
Fantastiquement Vôtre,
Dr Devo