TACHIGUISHI RETSUDEN de Mamoru Oshii (Japon-2006): Qu'il était vert mon bol de nouilles...

Publié le par Dr Devo










[Photo: "Un Enfant, une Poésie" par Dr Devo.]





Tiens, c’est rigolo ça, notre collègue Invisible nous parlait hier d’animation avec le récent NUMERO 9, et aujourd’hui je remets le couvert. Mais ce n’est qu’un hasard, car nous sommes en "Semaine 4K", comme on dit dans le jargon de la rédaction de Matière Focale. Ce qui veut dire que, cette semaine, un seul d’entre nous, en l’occurrence LJ Ghost qui nous a bien gâtés puisque nous ouvrions les hostilités lundi avec THE REFLECTING SKIN (L’ENFANT-MIROIR), le sublime film oublié de Philip Ridley.

 

 

Chez nous, au Japon, après la guerre. Et bien, c’est pas l’éclate. Le pays est à genou, la situation économique est désastreuse, c’est un peu le chaos politique, et les paysages des villes sont complètement défigurés. Dans ce contexte, les Japonais ont beaucoup de mal à se nourrir, et la rue devient le lieu de tous les marchés noirs. On revient à un micro-commerce de bonimenteurs et autres vendeurs à la sauvette. On se débrouille comme on peut. Ça gargouille dans les ventres, et c’est dans ce paysage que se développent quantités de petites échoppes où on peut se nourrir pour pas très cher (ce qui dans le contexte est déjà très cher), avec un bon bol de nouilles avec un œuf ou des croquettes !

L’époque étant ce qu’elle est, ces fameuses échoppes à nouilles sont victimes d’un nouveau phénomène : les Ecumeurs de Gargotes ! Ces gens, qui ne sont pas un groupe organisé mais plusieurs individus qui ne se connaissent pas entre eux  et qui sont très minoritaires dans la population, ont développé une série de techniques consistant à commander des nouilles et autres mets dans ces fameuses échoppes, puis à partir sans payer ! Et pour eux, ce style de vie a tellement d’importance qu’au fil du temps le phénomène va non seulement se développer mais aussi révéler des véritables héros de cette discipline étrange qu’est, si j’ose, le Nouille-Basket !

 

 

 

Mamoru Oshii est un drôle de gars qui hante l’animation japonaise depuis déjà pas mal d’années et qui a énormément de films au compteur. Après avoir casser la baraque avec GHOST IN THE SHELL (très beau film), sa suite INNOCENCE, puis son étrange projet très intriguant qu’était AVALON (mélangeant synthèse et acteurs réels de manière plus que troublante, et entièrement tourné en Pologne), voilà que nous découvrons avec trois ans de retard ce TACHIGUISHI  RETSUDEN qui est sorti il y a peu de temps en dividi, chez M6 d’ailleurs. Et l’ami Oshii va bien, c'est-à-dire qu’il continue son bonhomme de chemin complètement dingo, sans en avoir l’air. Quoi que, dans le cas qui nous occupe aujourd’hui, il pousse sans doute le bouchon encore plus loin que d’habitude. Alors modestement, je vais essayer de vous donner un début de commencement d’embryon d’idée de ce à quoi ressemble le film. Et je ne sais pas si ça va vous éclairer ! Gag !

 

Il faut dire que, rien que sur le papier, ça démarre déjà assez fort avec une histoire complètement improbable. A la lecture du résumé, vous vous doutez déjà qu’il y a un nouille dans le saké. Vous avez raison. Maintenant, fermez les yeux, détendez-vous, et essayez de conceptualiser un film cent fois plus fou et cent fois plus improbable que ce simple résumé….

 

 

Première chose à relever, TACHIGUSHI RESTUDEN est étrange dans sa conception même. Ne serait-ce qu’avec AVALON, Oshii a déjà prouvé qu’il ne se contentait pas de travailler sur l’animation classique et ses variantes synthétiques mais qu’il aimait repousser, et même faire éclater en mille morceaux de jade, le concept de film d’animation. AVALON se posait déjà là, prenant tout le monde, que ce soit sur le sujet ou dans la technique, à rebrousse-poil. Dans TACHIGUISHI RESTUDEN, il envoie carrément Pépé dans les orties, et pour donner une bonne idée du film, il faut d’abord préciser que la direction artistique et la technique de ce film ne ressemble à rien, mais alors à rien du tout. Bien sûr, ceux parmi vous qui aiment les bananes à réaction et les vaches à vapeur vont être ravis. Oshii propose ici de mélanger l’animation traditionnelle, c'est-à-dire le film en image de synthèse avec des acteurs live.

 

Attends, docteur ! Qu’est-ce que tu me racontes là ? Où est le problème ?

 

Bah ça, c’est le principe sur le papier, puisqu’à l’écran on retrouve effectivement des acteurs "live" et de l’animation par ordinateur, mais le résultat est complètement, comment dire… Si vous voulez, appelez tout de suite les urgences psychiatriques… On ne sait jamais… 

 

Bon. Pour être clair, Oshii développe des décors et des lumières et de objets en animation synthétiques. Bien. Il colle des acteurs là-dessus, mais pas en le faisant évoluer dans ses décors comme on les mettrait devant un blue screen. Déjà ça, c’est bizarre. En fait la présence des acteurs se matérialise par une utilisation "simplette" (façon de parler), puisque les personnages apparaissent à l’écran sous forme de marionnettes (on voit même le manche qui servirait à les animer quand ils se déplacent dans le champs) toute plates, presque en 2D ! Le visage et les bras de ces "marionnettes de synthèse", et bah, ce sont les acteurs live ou réels, comme vous voulez… C’est plus clair ? Bon, et pour compliquer ou archaïser le système, Oshii utilise pour ces visages non pas des captations "en live" de la tête de ces acteurs mais plutôt des poses sur des expressions du visage. Exemple : un personnage arrive dans une gargote et on voit son visage, donc la tête de l’acteur qui l’incarne, qui sourit, figé comme sur une photo. S’il a peur la seconde suivante, on change de tête-photo, qui cette fois montre un visage apeuré. On est donc à la fois entre le film live, l’animation plus commune et la photographie (presque) fixe. Le modousse opérandaille a une conséquence : comme les personnages sont "marionettisés", la facture globale du film ressemble plutôt à un univers 2D.  Et comme Oshii est un gourmand et encore plus un iconoclaste, il mélange le tout et peaufine le système en entremêlant toutes les techniques. Un visage d’acteur peut donc se modifier en un coup de synthèse ou un coup de crayon ! Un décor peut être constitué d’une photo photoshopisée sur laquelle vient se greffer de la synthèse. Ou inversement. Je ne suis pas un spécialiste de l’animation mais en tout cas, je n’avais jamais vu ça. Le fait de mélanger savamment les différentes techniques rend le film précis bien sûr, mais dans un style assez foufou, car puisant largement dans la 2d plutôt que la 3d. Et les personnages bien souvent, ont des attitudes tenant autant du film d’animation, du jeu d’acteur normal, et même de la BD ! Comme vous l’avez compris, Oshii est complètement cinglé.

 

 

 

Bon, là, on va se fumer une petite cigarette et on ne va pas s’affoler tout de suite. NE CEDONS PAS A LA PANIQUE !!! On sort le Pulco du frigo, on boit frais, et on tire sur la tige de huit. Calmos, les enfants. Je m’énerve pas, j’explique. On est bien là. On est bien.

 

 

 

Maintenant que vous avez une idée totalement pas claire de l’animation, permettez-moi de vous embrouiller encore plus. Tout ce que je viens de décrire, pour Oshii, c’est la routine. Lui, ce qu’il l’intéresse, c’est toute la palette de l’arc-en-ciel. Alors, il ne se contente pas de ça, il ne se dit pas "le vrai-faux pantomime 2D, avec ça, j’en ai assez", et il se dit plutôt que si c’est comme ça, dans TACHIGUISHI RETSUDEN (que M6 sort kamikazement sous ce titre en France !) il va mettre aussi de la vidéo, du film et de la bande dessinée. Et des bandes dessinées, même, tant il en exploite de nombreuses facettes. Pendant toute la durée du film, on se ballade donc dans cette énorme choucroute garnie, passant d’un support à l’autre de manière complètement gratuite, et en faisant en sorte de les mélanger dès que possible. Voilà qui lui donne une jeu de leviers très étendu et qui permet de faire plusieurs choses. Tout d’abord des inserts ou des décrochages stylistiques pouvant permettre des débrayages propres à  mettre certaines séquences ou certains plans en valeur, et ainsi donner du sens à des éléments importants de son film. Ça lui permet aussi, bien sûr, de construire une mise en scène qui dit énormément de choses dans un film déjà ultra-bavard ! Voire de dire plusieurs choses à la fois ! D’autre part, comme c’est très bien montré dans la première scène de gargote en début de film, ça lui permet de faire exploser le système classique  champ/contrechamp ! Dans cette première scène, il présente le système, découpe, spatialise, et grâce à un bon petit mouvement de caméra très très vulgosse (mais beau !) il détruit cette spatialisation et atomise les plans. Et après, c’est parti pour cent minutes ! plus de champ/conterchamp. Rien que pour ça, TACHIGUISHI RETSUDEN vaut le coup d’œil.

 

 

Avant d’interner Oshii, ça serait aussi intéressant de lui faire faire une séance de thérapie de groupe avec Peter Greenaway. Bon, soyons clairs, ces sont deux styles complétement différents, et je ne suis pas sûr que l’un apprécie l’autre, même si je soupçonne un peu Oshii d’avoir regardé en douce la série des TULSE LUPPER (Vous savez, ces films sublimissimes, et peut-être même les meilleurs de son réalisateur, et qui ne sont jamais sortis en France, même en dividis !). L’anglais et le japonais doivent avoir du sang un peu cousin dans les veines. Et là, on va entrer dans le sujet du film. Les deux font exploser leur propre support. Les deux chargent la barque. Ici aussi, Oshii interrompt son film avec du texte, ou alors commence une scène dialoguée qui sera recouverte par la voix-off pendant que du texte traverse l’écran et que tous les personnages s’agitent. Les deux interrogent donc le medium !

 

TASHIGUISHI RETSUDEN, c’est un peu la pizza du chef : tous les ingrédients du restaurant sont dedans. C’est évidemment très déboussolant. La narration aussi est complétement éclatée et disnarrative. En nous retraçant le portrait de quelques figures légendaires parmi ces fameux Ecumeurs de Gargotes, Oshi semble placer son film comme une espèce de documentaire, d'autant plus réaliste que le sujet son film est complètement fantaisiste. Une voix-off omniprésente, soûlante, débitant des textes informatifs qui n’en finissent plus, mais aussi d’une magnificence rare par endroits (judicieusement placés d’ailleurs), innervent tout le métrage. Loin d’être un repère, cette voix-off, rapportent les dialogues très souvent, et constitue la colonne vertébrale d’une narration admirable qui va à la fois surcharger en informations le film (il y en a beaucoup trop) mais aussi l’organiser sur une base chaotique, certes, mais complètement poétique. Ainsi TACHIHUISHI RETSUDEN est un gros bouillon baroque, mais c’est aussi un film qui raconte plusieurs choses à la fois dont certaines vraiment obscures. C’est une fiction loufoque avec un sujet qui est sans doute absolument pas historique (ou alors complètement), c’est aussi un documentaire, et même plusieurs documentaires en même temps, et c’est également une espèce d’autoportrait. Et un essai sur l’Art. Car dans ce film complètement fou est racontée l’Histoire du Japon par le petit bout de la lorgnette. En noyant le spectateur sous les informations politiques, trop denses, Oshii arrive curieusement à épurer son analyse, en n'en retenant que les éléments les plus importants qui sont aussi les plus anodins. Le Japon apparaît comme un pays ravagé, paumé à l’extrême où le peuple et le pouvoir se baignent comme des petits cochons dans la moindre occasion de cohésion nationale, ce qu’ils font en choisissant les symboles les plus vides, les plus stupides, comme l’Expo Universelle ou les Jeux Olympiques. En investissant systématiquement son essence dans les actes les plus creux, le Japon file d’acte manqué en acte manqué, ne révélant au final que l’incroyable vide, le trou noir d’un pays devenu mort-vivant. Se faisant, le film nous touche. Avec le temps, on assiste à la composition d’un portrait de ce qui va devenir un pays moderne. Nous finissons donc curieusement par retrouver des traits de caractère qui compose aussi un pays moderne et développé comme la France. C’est très curieux.

 

Dans la geste héroïque de l’odyssée de Ecumeurs de Gargotes, se joue aussi un geste poétique, une définition de la poésie (la définition initiale de Paysage qui est magnifique et même dalinienne). Même là, Oshii ne s’en contente pas et montre la propre dégénérescence du mouvement. En mutant, le phénomène Ecumeur va changer de sens ou plutôt va exploser  et, quelque part, perdre ses lettres de noblesse. Là, Oshii parle plus directement de lui dans un mouvement bizarrement autoportraitiste (ou pas du tout, car le statut du narrateur est lui aussi en mutation permanente). C’est peut-être là que le film est touchant de la manière la plus étrange. En rétrécissant le point de vue jusqu’à murmurer à l’oreille du Poète, Oshii montre que l’Histoire ne veut rien dire, qu’elle est une construction souvent stupide, mais tire aussi une conclusion belle et  courageuse : l’artiste ne peut que retranscrire les chaos (et non pas décrire la cohérence du monde qui l'entoure, car une telle chose n'existe pas) et se doit, sans aucun doute, de faire exploser, et osons le mot, détruire son art pour le faire vivre. Pour l’empêcher d’être vampirisé par la Mort qui plane sur le reste de la société. Ce qu’Oshii fait ici avec générosité, bien sûr. C’est dans ce mouvement de continuelle auto-déconstruction qu’on peut éventuellement sortir du schéma pervers et creux d’une société qui n’en finit plus, au contraire, de consacrer des valeurs qui n’existent pas, et qui se "spectacularise", si je veux, de plus en plus. [Qui créé sa propre fiction, si vous préférez...]

 

 

 

Alors TACHIGUISHI RETSUDEN est un film dense, pas toujours facile, et baroquissime. Il se passe tout le temps quelque chose à l’écran, les informations justes ou loufoques nous submergent à chaque seconde, la narration invente des sauts du coq à l’âne tout le temps, la voix-off nous embrouille, passant de l’analyse politique ou poétique précise, jusqu’à se noyer en une prose surréaliste ou automatique sans même, parfois, que nous nous en apercevions. Il faut avoir l’estomac solide. Mais en même temps, le film est drôle, inventif et touchant, et s'il déroute c’est pour ouvrir des pistes souvent nouvelles. TASHIGUISHI RETSUDEN  est donc une œuvre baroque, souvent très très drôle, d’une poésie textuelle et graphique déroutante, et ne ressemble à vraiment rien. On est souvent complètement paumé, à de très nombreux moments, et plus on progresse même et moins le film est clair. Mais, Oshii arrive paradoxalement à faire plusieurs films en un et à ne jamais trahir son ambition artistique dans ce qui reste un long-métrage terriblement abstrait et populaire. C’est donc un grand film, tout à fait important.

 

 

Messieurs, vous pouvez lui mettre la camisole…

Dr Devo.

 

 

 


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Publié dans Corpus Analogia

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E
Un film étrange, plus dérangeant que les autres Oshii que j'ai pu voir.  Difficile de voir où il veut en venir à part, comme vous l'indiquez, présenter l'histoire du Japon par le petit bout de la lorgnette. Visuellement surprenant et captivant.Il est dommage que dans cette édition DVD, on ne puisse pas bénéficier de la traduction des textes et poèmes affichés à l'écran indépendamment des dialogues et de la narration.Il faudra que je le revoie, le passage de la fête foraine et de la grande roue m'ayant semblé particulièrement hermétique.
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D
Avec un peu de retard, Jeanne, je vous réponds et dis: c'est tout à votre honneur. Vous êtes notre conscience, sur ce site, à la sauce lichtenstein (le pays).Dr Devo.PS: en un mot, vous avez compris le site...
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J
Pour le petit comm, ce serait bien volontiers, mais! n'avez-vous pas remarqué que j'ai réussi jusqu'à présent à éviter de débattre sur le fond à chaque article que j'ai gratifié d'un de mes petits mots? Je viens de le réaliser, et suis assez fière de cette contre-performance.  
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E
Ca peut en effet faire penser à McKean et ses collages. Pour découvrir le gars, même si c'est hardcore, il n'y a rien de mieux que de lire 'Cages' - dedans, il y a tout.
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S
A la lecture de votre superbe article, je me suis rué sur You Tube afin de voir concrètement à quoi ce film pouvait bien ressembler, et après coup je dois dire que vous l'avez assez admirablement décrit...si cela vous intéresse, je pourrais ajouter que cela rappelle fortement l'univers visuel de Dave Mc Kean - que j'avais évoqué ici à propos de 'Coraline' et de 'Mirrormask', car c'est qq1 qui a commencé très tôt à mélanger peinture, photographie et infographie et a influencé quasi toute l'esthétique des années 90..je ne saurais trop vous conseiller d'aller voir son site personnel et de regarder ses couvertures pour 'The Sandman' et 'The dreaming'...c'est très onirique et vous ne manquerez pas de noter qqs similarités avec le film dont vous parlez..à noter que les recherches et les collages que faisait Peter Greenaway pour ses films sont une influence prépondérante pour Mc Kean...
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