Chroniques de l’Abécédaire, épisode 2, première partie : Tension trop attendue de l’éternelle attaque des invincibles gardes forestiers paranos.

Publié le par Le Marquis

(Photo : "le crabe géant a gâché nos vacances" - Le Marquis)

Avec les vacances qui, déjà, touchent à leur fin, le rythme de visionnage s’est intensifié tout en s’orientant plus complaisamment vers le cinéma fantastique, le tout dans une atmosphère autarcique savamment calculée consistant à vivre ce temps du repos comme dans un sous-marin, en sortant le moins possible, en accueillant les visites sans pour autant chercher à les provoquer. J’ai vécu comme à bord du Nostromo en dérive, limitant autant que possible les sorties et enchaînant les films à raison de cinq titres par jour. Ce n’est peut-être pas très sociable, mais c’est absolument jouissif, et je ne regrette rien, surtout que j’ai mine de rien beaucoup voyagé – même si la sélection, comme je vous le disais en conclusion des Chroniques précédentes, démarrait un peu du mauvais pied. À ce propos, et dans la mesure où l’Abécédaire qui va suivre est déjà le troisième article sur ce mode de découverte filmique à domicile, le Dr Devo m’a proposé de créer pour l’Abécédaire une rubrique spécifique, qui orne désormais la colonne de gauche, et qui vous permettra de vous balader à votre guise dans ces chroniques, et celles qui vont suivre. Mais entre nous soit dit, malgré un démarrage en demi-teinte, il y a tout de même eu, cette fois encore, à boire et à manger : laissez moi donc vous convier à un sombre et froid dîner entre tueuses de corps géants à Las Vegas.
J’observe, avec mon petit œil, un film commençant par la lettre A comme…
 
… L’ATTAQUE DES CRABES GEANTS, de Roger Corman (USA, 1957).
Roger Corman a toujours été un grand spécialiste du recyclage en version série B de succès commerciaux, ce dont il se défend même lorsqu’il produit PIRANHAS dans la foulée des DENTS DE LA MER – ce qui ne veut d’ailleurs pas dire que son cinéma manque de personnalité, bien au contraire. Nous avions vu lors de l’Abécédaire précédent comment, avec l’intéressant UN BAQUET DE SANG, Corman s’était réapproprié l’un des thèmes porteurs de L’HOMME AU MASQUE DE CIRE. Et on ne lui jettera pas la pierre, à la fois parce que son film était très réussi malgré un tournage expéditif et parce que bien d’autres films ont exploité l’idée de l’assassin transformant ses meurtres en œuvres d’art (le curieux MOULIN DES SUPPLICES de Giorgio Ferroni ou encore le COLOR ME BLOOD RED de Herschell Gordon Lewis). Avec cette ATTAQUE DES CRABES GEANTS, Corman semble s’inspirer du film DES MONSTRES ATTAQUENT LA VILLE de Gordon Douglas (1954) et de ses nombreux dérivés, troquant les fourmis géantes contre des crabes de mêmes proportions, dans un décor plus restreint réduit à une île (une plage, quelques baraquements et des grottes de studio). Il emprunte notamment l’utilisation suggestive du son pour annoncer ou suggérer la présence de créatures, ici des scientifiques ayant connu une étrange mutation les transformant en crabes géants, télépathes et conquérants. Le film bénéficie d’une assez belle séquence sous-marine (riche en poissons divers et variés, je me demande dans quel bassin la scène a été tournée). Pour le reste, le film n’est pas vraiment à la hauteur, les crabes géants, ridicules (mais très drôles ceci dit) tirant le film vers la série Z, d’autant plus que le scénario est assez pauvre et entrecoupé de belles incohérences : les personnages amorcent une opération de sauvetage d’un des leurs, tombé dans un ravin, la jambe cassée ; mais le personnage est vite oublié et oblitéré de l’intrigue, sympa, les mecs. Aimablement ringard.
 
B comme… BUFFY, TUEUSE DE VAMPIRES, de Fran Rubel Kuzui (USA, 1992).
Avant la série populaire dont on nous rabat les oreilles (et sur laquelle je n’ai pas le moindre avis, n’ayant guère apprécié les quelques épisodes visionnés), il y avait le film, on a tendance à l’oublier – ou à vouloir l’oublier ? Qu’un pareil naufrage commercial et artistique ait pu être à l’origine d’une série à succès est en tout cas bien mystérieux. Film de college autant que comédie fantastique, BUFFY échoue sur les deux tableaux. Dommage, car le casting était très curieux : si Kristy Swanson (actrice sympathique mais à la carrière malchanceuse émaillée de films ratés, dont L’AMIE MORTELLE de Wes Craven) ne fait guère d’étincelles dans le rôle titre, on est surpris de trouver là un Donald Sutherland goguenard en Van Helsing décalé, face à Rutger Hauer (look grotesque renforcé par un rouge à lèvre du plus mauvais effet) en vampire, accompagné de son lieutenant Paul « Pee Wee Herman » Reubens. Distribution bizarre, complétée par Hilary Swank, méconnaissable dans le rôle d’une pétasse échappée de l’univers de John Hughes, Luke Perry dans le rôle du boyfriend de Buffy (look marginal pendant un premier tiers, puis Luke se fait une beauté et devient absolument grotesque – j’ai dû passer un bon quart d’heure à compter les rides d’expression très marquées sur son front dès qu’il sort son sourire colgate – il y en a neuf), David Arquette (toujours aussi nul et engoncé dans un registre pénible et très limité), avec même un Ben Affleck égaré qui vient faire de la figuration dans l’équipe de basket du lycée. Atrocement mal réalisé, le film, qui semblait chercher à taper dans la comédie branchée et jeuniste, semble en cours de route, littéralement, jeter l’éponge et se vautrer dans la farce foireuse, dans la lignée du grotesque TEEN WOLF bien plus que d’un VAMPIRE, VOUS AVEZ DIT VAMPIRE. Les acteurs, Rutger Hauer et Paul Reubens en particulier, semblent se contrefoutre de ce qui se passe autour d’eux sur le plateau et jouent en roue libre, avec un je-m’en-foutisme qui crève les yeux, surtout lorsque Paul Reubens est tué par Buffy : il surjoue son agonie avec un ridicule appliqué et presque agressif dans une scène dont le plus grand mystère est que personne sur le plateau n’ait crié « Coupez ! ». Un jeu iconoclaste et destructeur, très à l’image de ce film foireux qui fait l’effet d’un château de cartes en train de s’écrouler au premier courant d’air.
 
C comme… COLD AND DARK, d’Andrew Goth (Angleterre, 2005).
Là, c’est le désastre complet. Avant d’ouvrir le feu, juste une petite pensée émue pour l’article paru dans la revue Mad Movies (qui a depuis un bon moment troqué son semi-amateurisme passionné contre des approches critiques superficielles assez antipathiques) : « L’un des films les plus surprenants disponibles aujourd’hui en DVD (…), un trip viscéral et saignant que n’auraient pas renié un Cronenberg ou un Yuzna de la belle époque, (…) [le film] enfile les visions dantesques avec un talent pictural qui force le respect [et] s’affirme définitivement par sa maîtrise totale du format Scope. » Superbe chapelet de louanges, parfait pour faire l’accroche sur la jaquette. Je suis navré de citer ces propos pour mieux les torpiller, c’est un peu dégueulasse, je sais [et à ce propos, une scène décrite par l’article, supposée faire un hommage à ELMER, LE REMUE-MENINGES, est absente du film et semble avoir été fantasmée par l’auteur de l’article !], mais diantre, faut quand même pas déconner. D’une constante nullité (que ce soit par son casting, son scénario ou sa mise en scène), COLD AND DARK, qui raconte l’histoire d’un bon flic en plein dilemme lorsqu’il découvre que son co-équipier abrite un parasite monstrueux et en fait usage pour faire sa propre justice, fait le grand écart entre un manque de modestie agaçant (le ton est d’une incroyable prétention et ressemble à une carte de visite foirée) et un manque de talent patenté : si la « maîtrise totale du format Scope » consiste à cadrer l’action n’importe comment, en prenant bien soin de cadrer presque systématiquement les visages en coupant le front et le menton, je veux bien me faire chèvre. La médiocrité du cadrage scope donne en réalité parfois l’impression que les bandes noires ont été rajoutées au dernier moment par dessus le métrage pour « faire cinéma ». Outre le cadrage, qui force donc plus l’hilarité que le respect, le film est doté d’un montage filandreux qui complique inutilement un récit simpliste perpétuellement bercé par la voix-off du bon flic (Luke Goss, l’ex-chanteur du groupe Bros (!), ici mauvais comme un cochon), qui réfléchit à la marche à suivre en mangeant une banane dans sa baignoire. Manifestement influencé par l’envie de développer un univers proche du comics, le film suscite vite un ennui très prononcé, appuyé par un rythme pesant mal compensé par une déplorable agitation visuelle et par des effets de mise en scène déjà usés jusqu’à la corde – sans parler des effets spéciaux, se résumant à un morphing expéditif pour la transformation finale, et à des images de synthèse hideuses, notamment lorsqu’apparaît, dans la paume du flic « contaminé », le fameux parasite, prétexte fantastique quasi inexploité et qui n’apporte strictement rien au métrage – surtout pas une thématique « viscérale » à la Cronenberg : la personnalité du flic-monstre, très amateur de belles fringues nous apprend-on en introduction (ça, c’est un élément crucial, coco), ne change pas d’un iota après sa contamination et reste tout aussi caricaturale et creuse. Un film franchement laid et antipathique.
 
D comme… DINNER WITH FRIENDS, de Norman Jewison (USA, 2001).
Adapté d’une pièce de théâtre, ce petit film anodin de Norman Jewison semble conçu pour remplir les grilles des programmes pour les après-midi de jours fériés. Le sujet peut se résumer au slogan ornant l’affiche du film : deux couples, quatre amis, un divorce. Hollywood Night, bonjour ! Le scénario aborde un thème « à la Woody Allen » pourrait-on dire, à savoir l’effet miroir de deux couples mariés et sa déréliction lorsque le vernis des conventions et des relations sociales se craquèle, à travers trois parties distinctes : l’annonce de la séparation lors d’un repas entre amis, le flash-back sur la naissance de cette relation encouragé par le couple solidement marié, et, dans la dernière partie, le classique « quelques mois plus tard » et ses désillusions. Le couple témoin de ce petit psychodrame tranquille est interprété par Dennis Quaid et Andie McDowell (d’ailleurs Andie, 90 minutes, c’est pas un peu long pour une publicité pour L’Oréal ?), tandis que le couple séparé est (un peu mieux) interprété par Greg Kinnear et Toni Collette (qui pleure de façon très peu hollywoodienne, c’est assez spectaculaire). Tandis que Greg Kinnear étale son nouveau bonheur dans les bras d’une jolie jeune femme, et tente de mettre le doute dans la tête de Dennis Quaid (genre, c’est génial de se séparer, tu crois vraiment te réaliser à travers ta femme et tes gosses ?), Toni Collette, dès qu’elle reprend du poil de la bête, laisse passer quelque peu d’amertume et de rancœur envers sa bonne copine Andie McDowell, contrariée de la voir aller si bien et entamer une nouvelle relation. Quelques petites notations sociales assez justes, pour un film très télévisuel, tendance « Femme Actuelle », du cinéma kleenex en somme… Mais venant après la purge de COLD AND DARK, je peux vous assurer que c’est très relaxant de voir un tel film, doucement insipide, mais calme dans son montage, correctement réalisé, bien cadré (ouf) et relativement bien interprété. Voilà qui contribue à nettoyer les yeux après une belle saloperie, tout en préparant favorablement le terrain à un film plus riche, avec de vrais morceaux de cinéma dedans. À savoir…
 
E comme… ETERNAL SUNSHINE OF THE SPOTLESS MIND, de Michel Gondry (USA, 2004).
Un beau film, qui m’a fait assez peur les premières minutes (pitié ! Pas encore une histoire de séparation et d’amoureux transis je t’aime, moi non plus !). Car ETERNAL SUNSHINE raconte bien, mais à sa façon, une histoire d’amour : Jim Carrey, plaqué par Kate Winslet, découvre qu’elle a suivi un traitement expérimental consistant à l’effacer totalement de sa mémoire. Désespéré, il décide de suivre à son tour le même traitement, mais, dans son sommeil artificiel, alors que s’effacent peu à peu les derniers souvenirs de la femme qu’il aime, il change d’avis et se met à résister de toutes ses forces au traitement en cours, entamant une course-poursuite au cœur même de ses propres souvenirs. Très beau sujet, quoique très casse-gueule (on verra d’ailleurs que la dernière partie s’avère un peu décevante), prétexte à un impressionnant dispositif de mise en scène : montage expérimental, narration désarticulée, effets visuels déstabilisants, Michel Gondry met le paquet avec un film moins maîtrisé que son attachant HUMAN NATURE, mais sans doute plus audacieux. En gros, sur le terrain, ça passe ou ça casse, comme dirait Corinne : si certains effets visuels ne sont pas toujours très beaux, si certaines séquences de montage ont un net arrière-goût d’inachevé, le film réussit souvent à taper dans le mille, séduisant, ludique, enrichissant par sa structure et par sa mise en scène un thème un peu fade, qui prend par moments une assez belle ampleur. Difficile par contre de trouver une sortie à ce labyrinthe narratif et visuel, et le scénariste Charlie Kaufman choisit pour s’en extirper une pirouette scénaristique un peu trop facile et téléphonée, peu plausible et vaguement moralisatrice, via le personnage interprété par Kirsten Dunst. Non pas que l’actrice fasse un mauvais travail, au contraire, mais son personnage (elle joue la secrétaire du cabinet de lavage de cerveau, petit à petit impliquée dans le processus d’effacement auquel on assiste), et d’une façon générale, les séquences se déroulant dans la réalité, ont tendance au fur et à mesure à casser le rythme du film, à le parasiter sans qu’on en perçoive l’utilité, jusqu’à ce que, précisément, le scénario utilise cette sous-intrigue, et le personnage de Kirsten Dunst, pour ménager une porte de sortie que je ne dévoilerai pas ici, mais qui n’est donc, à mes yeux, pas du tout à la hauteur. Dommage pour le film, qui en pâtit considérablement, mais qui vaut cependant très largement le détour. Le tout manque peut-être, au sens propre du terme, de maturité – que ce soit le scénario, brillant dans son développement, mais trop léger lorsqu’il s’agit d’amorcer ou de désamorcer l’intrigue ; ou la mise en scène, inégale alternance de réussites et de tentatives imparfaites qui aurait sans doute mérité d’être un peu plus resserrée.
 
F comme… FOREST WARRIOR, d’Aaron Norris (USA, 1996).
Détruire la forêt, c’est mal. Les animaux sont nos amis. La Nature est notre mère à tous et mérite notre respect. Enfonçons des portes grandes ouvertes à l’attention de nos chères petites têtes blondes, avec ce petit navet télévisuel mettant en vedette invitée un Chuck Norris plus tout jeune (66 ans cette année !), et d’ailleurs manifestement doublé dans les scènes d’action, dans le rôle de McKenna. McKenna est une espèce de trappeur du siècle dernier, mort assassiné dans un flash-back en ouverture de film. Qu’on se rassure, son corps est récupéré par l’Esprit de la Montagne, qui pénètre McKenna sous la forme d’un ours brun. Non, je ne vous parle pas d’un grizzli violeur et nécrophile, mais bel et bien d’un miracle : McKenna devient une espèce de fantôme, gardien de la forêt, capable de se transformer en ours, en loup ou en aigle : de quoi vous donner la nostalgie de la vieille série MANIMAL (Simon McCorkindale, si tu nous entends…), à ceci près que les métamorphoses se réduisent ici à des coupes au montage et à quelques malheureux morphings d’un autre âge. Mais le film se focalise avant tout sur ses héros, une bande d’ignobles, d’atroces, de monstrueux enfants (sans parler de la VF qui en rajoute grassement une couche dans le doublage débilisant) partis camper dans la forêt, qui décident d’empêcher de machiavéliques bûcherons de faire des bobos à la gentille Forêt en question. Inutile de dire que McKenna viendra leur prêter main forte dans quelques scènes mollassonnes de baston, sous les yeux des animaux de la forêt, très fiers qu’on s’intéresse à leur sort, et qui n’hésitent pas à entrer dans la bagarre : un putois vient envoyer une giclée bien ajustée à un méchant, tandis qu’une gerboise se rue avec courage sur la braguette d’un autre homme à terre. Misère. C’est un spectacle de boy-scouts, puéril, sentencieux, insupportablement moralisateur et cucul, d’une gentillesse sinistre. Brrrr… Je préfère encore revoir HELLBOUND (FLIC OU ENFER en DVD, ha-ha). Je tiens à préciser, c’est important, que mon DVD, acheté d’occasion (il ne manquerait plus que je me mette à acheter neufs des engins pareils !), a appartenu à la famille Le Fèvre, qui a oublié son autocollant sur le boîtier, et que je salue bien amicalement. C’est vrai, quoi, il faut penser à mettre un autocollant sur ses DVD quand on les prête, ce serait vraiment trop bête d’égarer un film comme FOREST WARRIOR…
 
G comme… LE GARDE DU CORPS, d’Akira Kurosawa (Japon, 1961).
Bon, les films anglo-saxons me paraissent dans l’ensemble bien filandreux, à l’exception d’ETERNAL SUNSHINE OF THE SPOTLESS MIND – et encore, il est réalisé par un français ! Allons donc faire un tour dans le Japon des années 60, avec ce petit Kurosawa bien sympathique, revisitant le film classique de samouraï sous influence du western occidental. Le solitaire Toshiro Mifune débarque dans une ville isolée, rongée par la corruption et par le conflit sanguinaire opposant deux clans autour de la production de soie et de saké. Sabreur émérite, il refuse de prendre parti, et propose ses services alternativement aux deux clans, en fonction du salaire. Bien évidemment, l’injustice ambiante va peu à peu le contraindre à prendre parti, et à en prendre un pour cogner sur l’autre. N’étant pas pour un sou un amateur de westerns ou de films de samouraïs, c’est sans grand enthousiasme que j’ai entamé ce GARDE DU CORPS aux allures bien classiques. Après une très belle ouverture, j’avoue que j’ai peu à peu pris beaucoup de plaisir à voir ce film ironique, qui bénéficie de plusieurs atouts : une musique originale, sorte de jazz orchestral presque dissonant et pas dénué d’humour, à l’image d’un récit qui bénéficie pour sa part d’une belle vivacité d’écriture, et d’un dispositif de narration astucieux, reposant avant tout sur la mise en scène, notamment à travers toutes ces séquences se déroulant en terrain neutre, dans l’auberge au centre du patelin, dont les fenêtres ouvrent sur différents décors, et par extension sur différentes sous-intrigues, parfois presque simultanées. Pas vraiment ce que je préfère chez Kurosawa, pures questions d’affinité, mais le film, dans son genre, me semble très réussi.
 
H comme… HAUTE TENSION, d’Alexandre Aja (France, 2003).
Tiens, un film de genre français, ça faisait longtemps… On est d’abord surpris de voir qu’Alexandre Arcady décide de produire un film d’horreur (c’est un peu comme si Jeanne Labrune se lançait dans une carrière porno – mmmmm ! vous avez vu la dernière fente aisée de Jeanne Labrune ?), mais on vérifie, et on réalise qu’il est en fait le père d’Alexandre Aja et que tout est normal. Et ne comptez pas sur moi pour épingler le fils à papa, tout cela n’a pas la moindre importance : j’attends surtout de ce HAUTE TENSION qu’il fasse mieux que les déplorables PROMENONS NOUS DANS LES BOIS ou autres BROCELIANDE de sinistre mémoire… Par ailleurs, le film est monté par un certain « Baxter », dont l’histoire ne nous dit pas s’il s’agit bien du chien qui pense. Le pire avec ce film, c’est qu’il ne démarre pas forcément sur de mauvaises bases, et la première heure, sans casser des briques loin de là, aborde son sujet de front, avec une certaine froideur, et surtout avec une belle absence de retenue dans les aspects glauques et macabres, le film étant parfois très gore. Aja inscrit peut-être trop tôt son film dans une veine horrifique classique, en présentant trop tôt le tueur rôdant autour de la maison (vers laquelle roulent deux jeunes amies parties en vacances dans la famille d’une d’entre elles) au bout de quelques petites minutes, n’évitant pas certains clichés un peu fatigants (Maïwenn s’amusant à faire peur à Cécile de France lors d’une brève escale, scène totalement inutile et de pur remplissage), le tout après un générique d’ouverture rentre-dedans, d’emblée lancé à fond les ballons, et vaguement justifié par le réveil en sursaut de Cécile dans la voiture – ce n’était qu’un rêve. Mouais. Pourquoi pas, mais il est par la suite difficile d’instaurer une atmosphère angoissante en balançant si vite la purée, et il faut alors mettre le paquet dans les effets pour compenser cette ouverture maladroite, qui fleure bon l’écriture un peu poussive (on a, hélas, encore rien vu !). Pas trop grave pour l’instant, car effectivement, Alexandre Aja met le paquet, et, encore une fois, parvient pendant près d’une heure à faire un vrai film d’horreur, qui ne fait pas dans la dentelle mais ne s’embourbe pas non plus dans un jeu de références figé et stérile (comme c’était le cas dans le très mauvais film de Doug Headline, paralysé par son envie de singer Dario Argento). Malheureusement, le film s’effondre passée la première heure. Alexandre Aja démarquait clairement le genre survival, mais il ne résiste pas à l’envie de « dépasser ça » et de se montrer « plus malin », en nous balançant un retournement de situation d’une bêtise et d’une gratuité insondables, dont je ne peux rien dire ici par pur respect pour un scénario qui ne le mérite probablement pas. Mais ce twist, misère… Laissez moi vous dire qu’il ne fonctionne absolument pas. Incohérente tant en termes de psychologie qu’en termes de scénario ou de mise en scène, cette surprise ne parvient pas davantage à exister dans une échappée qui aurait pu tirer le film vers l’abstraction ou le fantastique pur, dans la mesure où, à ce stade, la mise en scène se mécanise, devient atrocement maladroite et pire, explicative, ce qui nourrit copieusement la colère qui me prend à l’idée d’être à ce point pris pour un imbécile. Et le film se perd alors totalement, mais il se perd hélas tout seul, sans nous égarer, sans générer le moindre trouble, la moindre confusion chez le spectateur, dans un naufrage qui n’a pour effet que de nous amener à relever les indices annonciateurs dans la première partie (à savoir, les scènes les moins réussies), qui, fatalement revue à la baisse, perd du coup en efficacité ce qu’elle gagne en fadeur et en malhonnêteté. C’est du rebondissement vu mille fois, et quasiment mille fois amené avec plus de talent : la question du point de vue de mise en scène, sans parler de certains plans extraits de l’introduction du film, pose ici un problème fondamental d’incohérence, de même qu’elle relève de l’envie presque puérile, et certainement inculte cinématographiquement parlant, de « sortir du lot » en optant pour un virage de scénario plus écrit (au sens péjoratif) qu’il n’est véritablement absurde (ce qui aurait pu avoir son charme). Me demander de relire le récit à l’aune d’une révélation fracassante, à la rigueur, même si ce type de structure est un peu trop systématiquement exploité ces dernières années et commence vraiment à sentir le réchauffé ; mais qu’on n’attende pas de moi que je le ré-écrive dans son intégralité, en feignant de ne pas relever les mille et uns détails qui soulignent au marqueur son manque radical de plausibilité. Et d’intérêt, du reste. C’est donc une expérience assez désagréable, et d’autant plus frustrante que sans cette pirouette scénaristique foireuse et un brin prétentieuse, HAUTE TENSION, par ailleurs mis en scène sans personnalité et de façon purement fonctionnelle, aurait pu au moins gagner de modestes galons de petite réussite estimable, ce qu’en fin de course, on peut difficilement lui accorder. Pourquoi ne pas faire simple, direct et franc du collier quand on peut faire compliqué, parachuté et gratuitement tordu ? Réponse : parce que pour ce faire, il faut un réel talent d’écriture et de mise en scène, qui fait cruellement défaut ici. Car avant de vouloir casser le moule, bande de petits ambitieux, il faudrait peut-être, au préalable, voir à maîtriser le genre abordé dans sa veine franche, non ? Amis du complexe de supériorité (bien français) et du massif problème d’écriture, bonsoir !
 
I comme… INVINCIBLE, de Werner Herzog (Angleterre / USA / Allemagne / Irlande, 2001).
Inspiré semble-t-il de faits réels, INVINCIBLE raconte l’histoire de Zishe, jeune homme juif vivant dans la douce Pologne de 1932, doté d’une force herculéenne. Remarqué par un chasseur de talents, il devient l’une des attractions d’un cabaret tenu par une sorte de mage hypnotiseur (Tim Roth, très bon), sous le déguisement de Siegfried, héros aryen idéal pour un public majoritairement constitué de membres du parti nazi. Juif, nazi, nazi, juif, Zishe ressent vite un malaise dans cette situation, et décide un jour de faire son outing sur scène : c’est la grosse commotion (hi-hi) dans la salle, et curieusement, Tim Roth décide contre toute attente de ne pas renvoyer son juif culturiste, qui devient la coqueluche des juifs de Berlin. Drôle de projet… On comprend mal comment, comme le soulignent les cartons au générique, Zishe a pu devenir une figure presque légendaire de la communauté juive des années 30 et d’après : parce qu’il cassait des chaînes dans un cabaret ? Parce qu’il a avoué publiquement, et avec courage, sa confession ? Pour ses timides interrogations existentielles auprès du rabbin ? Pour son pressentiment professé de la montée du nazisme et du danger qu’elle allait représenter pour sa communauté ? C’est un parcours certes original et touchant, mais qui ne fait pourtant pas du personnage un être presque héroïque, ce qu’annonce du reste un résumé et une bande-annonce peu représentatifs du propos du film, nettement plus intimiste et modeste. Les intentions sont bonnes comme le bon pain. Le film est bien réalisé, mais n’est pas habité. Il est bien écrit, mais sans la moindre personnalité. 128 longues minutes de « plain and dull », rien de désagréable, mais rien non plus de particulièrement remarquable ou de mémorable, à l’exception de quelques plans assez beaux de crabes (même pas géants, pfff !) sur des voies de chemin de fer (quelques secondes dans un film de plus de deux heures, c’est quand même court !) et d’un rêve faisant intervenir une lévitation (qui fait remonter chez moi de pénibles souvenirs de Kusturica). Si le film avait été réalisé par un quidam, admettons : je lui aurais reconnu ses qualités plastiques, purement fonctionnelles et dénuées de poésie ou d’invention : c’est cadré, c’est monté, emballez c’est pesé. Mais il faut bien l’avouer, s’il avait été réalisé par un inconnu, je n’aurais sans doute pas non plus eu envie de le découvrir (à moins de me laisser intriguer par sa très belle affiche). Or, le film est bel et bien réalisé par Werner Herzog, cinéaste à la personnalité bien trempée, qui semble ici avoir laissé son univers propre aux vestiaires pour mieux livrer un film aimablement consensuel et passablement insipide. Ce n’est donc pas un modeste œil entrouvert sur la mise en scène passable d’un film qui aurait pu être exécrable, mais la grosse, grosse déception de voir un cinéaste de talent livrer un film aussi quelconque qui m’anime – et Werner Herzog empile ici tous les poncifs, de quoi faire grimper le Dr Devo aux rideaux : film à costumes, scènes de procès, film de maladie… Tout y est. Une chronique historique empreinte de tolérance à rajouter à la pile, c’est bien, ça réchauffe le cœur : oui mais, et le cinéma dans tout ça ?
 
J comme… JE T’AI TROP ATTENDUE, de Christopher Leitch (USA, 1998).
Je n’ai rien attendu de toi, répond-il. Ce petit (télé)film totalement anodin raconte une histoire bien banale : une jeune fille de Los Angeles s’installe dans un petit patelin du Massachusetts, mais l’accueil au lycée est plutôt glacial : elle a beau se comporter comme une vraie pimbêche affichant son mépris pour les jeunes ploucs du coin (sympa, le personnage), mérite-t-elle pour autant d’être perçue par ses camarades de classe comme la réincarnation d’une sorcière brûlée par leurs descendants 300 ans plus tôt ? Pendant ce temps, une figure masquée rôde dans la ville. Encore un petit produit de série qui ne laissera pas de souvenirs, et qui joue perpétuellement la valse hésitation entre SOUVIENS-TOI L’ETE DERNIER (pour son tueur masqué, plutôt feignant d’ailleurs – deux meurtres très soft, dont le premier n’intervient qu’au bout de 45 minutes) et DANGEREUSE ALLIANCE (car bien qu’elle ne soit pas si méchante, notre héroïne semble avoir de vrais pouvoirs à la « Ma sorcière bien aimée »). On relèvera une volonté régulière du réalisateur à faire des clins d’œil appuyés à Brian de Palma (plusieurs travellings circulaires, et surtout un pompage éhonté de la séquence finale de CARRIE), au sein d’un film mis en scène de façon purement fonctionnelle (encore, décidément, j’ai joué de malchance dans ma sélection cette fois-ci), pas foncièrement désagréable, mais aussi savoureux qu’un verre d’eau plate, comptant quelques trous dans son scénario (la mère de notre héroïne est agressée par le tueur et tombe dans des escaliers, sans se faire mal, rassurez-vous, et hop ! On passe à la scène suivante, comme si de rien n’était). Christopher Leitch va sûrement fondre en larmes si je lui dis ça, mais tant pis : JE T’AI TROP ATTENDUE est appliqué et doucement nul.
 
K comme… KILLER CROCODILE II, de Giannetto de Rossi (Italie / USA, 1990).
Et puis pour vous distraire il vous racontera des histoires… Enfin une vraie série Z qui va (qui va ?) venir un peu dynamiter une sélection jusqu’alors un peu morne, et ça, ça fait du bien par où ça passe. KILLER CROCODILE II est la suite de KILLER CROCODILE, comme quoi la vie est bien faite. Alors que ce dernier, réalisé par le producteur Fabrizio de Angelis, avait connu une (très, très confidentielle) sortie en salles, sa suite, mise en scène dans la foulée par le spécialiste des effets spéciaux Giannetto de Rossi, n’aura connu qu’une distribution en vidéo. Vous voulez vraiment un aperçu du résumé ? Ben voilà, il y a un crocodile mutant très gros (ce crocodile est fort, c’est une affaire en or) qui tue des gens, même que c’est la faute de ces salauds d’industriels qui ont balancé des barils de déchets radioactifs dans le fleuve, mais tout ne va pas si mal car un mec (Anthony « fils de Richard » Crenna) et une fille vont détruire le monstre à la fin. Mais, histoire de ne pas s’égarer dans ce récit complexe aux mille ramifications, le film s’ouvre sur un premier flash-back sur l’opus précédent (il y en aura plusieurs, refourguant certaines de mes scènes préférées, notamment celle avec la petite fille noire en robe blanche accrochée à un ponton à moitié écroulé, menacée d’être dévorée par le sympathique croco) : Anthony Crenna tue le monstre n°1, et la caméra s’éloigne de quelques mètres pour nous montrer l’éclosion d’un œuf, et le cauchemar peut recommencer, tatata ! Et le crocodile tueur junior est bien là quelques temps après, qui rôde et surveille les baigneurs à travers les branches, tout juste s’il ne ricane pas comme Satanas (il est très sympathique, c’est un croco éclectique). Il commence par aller dévorer un surfeur (bonne idée), avant de se dire que finalement, l’eau salée ça pique les yeux, retournons dans mon bon vieux fleuve des Caraïbes, c’est plus joli. Les victimes s’accumulent, aussi un journal décide d’envoyer sur place une jolie journaliste, raillée par ses perfides collègues de bureau (ah ! les filles entre elles…) : « Qu’elle aille se faire dévorer par les cannibales ! », s’exclament-elles après son départ, mais dieu merci, Giannetto tient bon la barre et ne dévie pas pour nous proposer une énième promenade dans la jungle anthropophage. Alors que la journaliste s’approche de sa voiture, elle tombe sur un voyou en train d’essayer de l’ouvrir avec une tige en fer : comme elle n’a pas froid aux yeux, elle lui donne un grand coup de sac à main (en croco ?) dans la gueule, et monte dans sa voiture, sous les yeux dépités du pauvre voleur, lequel réalise en même temps que moi que la voiture en question n’était pas fermée à clef, quelle burne ! Pendant ce temps, le crocodile meurtrier (il a bon caractère, il n’a pas peur dans le noir) s’en vient une nouvelle fois se sustenter, et quelle aubaine, ces deux barques pleines d’enfants noirs en train de chanter des chants religieux sous la direction de braves bonnes sœurs missionnaires – et j’ai beau chercher fiévreusement du regard parmi eux, pas la moindre trace de Chico (de Chico & Roberta), disparu à jamais, comme Ottawan. « Oh ! Mon dieu ! Un énorme crocodile comme dans les films de série B ! », s’écrie une victime en puissance, aigrie sans doute de devoir patauger dans les eaux saumâtres de cette série Z du cru. La mise en scène, d’une basique nullité, me fait souvent hurler de rire : j’adore notamment cette scène dans une piscine avec de grosses traces sur l’objectif (fallait pas essuyer l’eau avec ton mouchoir, Sergio, pffff !), ou tous ces plans en vision subjective du crocodile, l’objectif de la caméra au ras de l’eau emportant avec lui les feuilles et les branches mortes – car ici, les plans foirés sont intégrés vaille que vaille au montage définitif. Ce que j’adore aussi, c’est que la musique (sempiternel pompage de la BO des DENTS DE LA MER, bien entendu), n’est souvent audible que sur ces plans subjectifs, même dans le montage alterné avec les proies, barbotant tranquillement dans le silence, un peu comme si le crocodile partait en chasse avec son walkman bien calé sur les oreilles – il adore la musique, du free-jazz au classique (ça a des oreilles, un crocodile ?). Remarque, vu la sottise des proies en question, le saurien n’a pas trop à se fouler : les pauvres gars barbotent frénétiquement pour tenter de grimper dans de pauvres barquettes (même pas de Lu) alors que la rive est à seulement deux mètres. On rigole, on rigole, et mine de rien, malgré son rythme soporifique, le film avance très vite, la vilaine bête a enfin réussi à tuer le meilleur ami d’Anthony Crenna (Ennio Girolami, vu dans TENEBRES, LA MORT AU LARGE, LES GUERRIERS DU BRONX, LE JOUR LE PLUS COURT et LE TIGRE SORT SANS SA MERE, si, si) ; et voilà que la créature est repérée par nos deux héros :
« Regarde ! Le croco est là !!!
- Sacrée taille !
- Plus gros qu’une maison ! »
S’ensuit une lutte féroce, qui atteint des sommets de gourmandise lorsque le héros chevauche le crocodile, qui tente de le désarçonner en plongeant et en surgissant de l’eau par violents à coups : le trucage est une petite merveille à observer en effectuant un ralenti et quelques arrêts sur image pour admirer la superbe poupée Big Jim grimée pour ressembler à l’acteur et fixée sur un crocodile factice de taille plus réduite que le saurien en carton pâte à peine animé (il n’est pas compliqué, pas sophistiqué) auquel le film nous avait jusqu’alors (presque) habitués. C’est absolument succulent. Hélas, cette fois, pas de plan final sur éclosion de l’œuf, et le Killer Crocodile nous a cette fois dit au revoir : je dois partir mais je ne veux pas, mais je ne veux pas l’abandonner. Bref, du bon gros Z qui tache, avis aux amateurs, d’autant plus que les deux KILLER CROCODILE sont disponibles en DVD dans une coquette édition 2 disques de très bonne facture.
 
L comme… LAS VEGAS PARANO, de Terry Gilliam (USA, 1998).
J’avais déjà revu il y a quelques mois le FISHER KING de Terry Gilliam : un assez beau film d’ailleurs, mais qui m’a paru, avec le recul, être peut-être le moins bon film de son réalisateur, ou en tout cas son film le plus conventionnel, comme s’il avait voulu montrer patte blanche aux studios après le désastre financier (mais pas artistique) des AVENTURES DU BARON DE MUNCHAÜSEN, afin de pouvoir poursuivre une carrière du reste toujours très personnelle, notamment avec des films comme ce LAS VEGAS PARANO adapté des écrits de Hunter S.Thompson, que je n’avais pas revu depuis sa sortie en salles. Une expérience déconcertante qui imposait une seconde vision « au calme ». C’est un film véritablement atypique, y compris avec le reste de la filmographie de Gilliam : un très bel enchaînement d’expériences visuelles (dont certaines évoquent irrésistiblement certains passages du TUEURS-NÉS d’Oliver Stone) à la narration particulièrement chaotique, un flux constant au sein duquel il est souhaitable de se laisser porter si l’on ne veut pas vivre la durée du métrage comme un grand moment de solitude. Le film ne raconte donc pas grand-chose de précis ; pas d’histoire à proprement parler, juste une trame narrative ténue et souvent au bord de l’implosion, à travers le séjour à Las Vegas du journaliste Raoul Duke (Johnny Depp, très à l’aise dans un rôle pourtant souvent en roue libre) et de son avocat (Benicio del Toro), séjour prétexte à l’expérimentation de tout un panel de drogues aux effets variés, littéralement portés à l’écran par une mise en scène d’une originalité soufflante, épuisante et pas toujours très confortable. Alors que chacun, alternativement, refreine son comparse ou au contraire l’implique dans ses délires, le récit nous entraîne donc dans une montagne russe de hauts vertigineux (élans d’euphorie, illusions de toute puissance) et de descentes cauchemardesques (crises de rage, de paranoïa, delirium tremens, accès de schizophrénie), avec parfois d’abrupts retours à la conscience et à la réalité dans des phases de dépression et de désillusion assez amères. Terry Gilliam ne glisse à aucun moment de sous-texte à message (et le film est d’ailleurs l’antithèse radicale du futur REQUIEM FOR A DREAM), et son film est souvent d’une franche drôlerie dans des séquences qui auraient pu dévier par simple évidence dans le malaise (voir la scène où Benicio del Toro supplie Johnny Depp de le tuer dans sa baignoire en l’électrocutant avec un magnétophone diffusant la (superbe) chanson « White Rabbit » de Jefferson Airplane). Ce qui ne veut pas dire que le malaise soit absent du métrage, qui n’est ni une dénonciation, ni une vision utopique de la consommation de drogue. Les rencontres effectuées au cours de leurs pérégrinations par nos deux anti-héros junkies, dans un premier temps ouvertement humoristiques (Tobey Maguire en auto-stoppeur pétrifié, Gary Busey en flic paumé et possiblement gay, Cameron Diaz en journaliste terrorisée), développent peu à peu un ton plus sarcastique et parfois assez noir : en particulier l’épisode avec Christina Ricci (en jeune artiste folle de dieu spécialisée dans les portraits de Barbara Streisand, que l’on quittera dans un sale état) ou celui durant lequel Benicio del Toro menace au couteau une serveuse dans un café désert en pleine nuit (Ellen Barkin est absolument saisissante dans cette séquence). C’est par le regard de ces rencontres fortuites, qui ne devient pourtant jamais le point de vue de la mise en scène, que l’on comprend peu à peu ce que ce parcours frénétique, dans lequel on est entraîné avec une certaine violence, peut avoir de destructeur. C’est un film vraiment singulier, qui n’a pas été très bien reçu à sa sortie, et dont l’humour n’a pas été compris (une farce expérimentale construite sur l’absorption de drogues, manifestement, ce n’est pas du goût de tous les palais), malgré sa drôlerie parfois convulsive (je retiens personnellement un numéro de trapézistes avec un chien, scène très brève mais copieusement absurde, ou, plus encore, l’épisode durant lequel Johnny Depp se fait lécher la manche de sa chemise, couverte de LSD, par un hippie en extase, séquence particulièrement bien mise en scène et à la chute d’une ironie mordante). Ce cocktail bizarre et bigarré ne plaira sûrement pas à tout le monde, mais vaut très largement le détour.
 
M comme… MY LITTLE EYE, de Marc Evans (Angleterre / USA / France / Canada, 2002).
VIDEODROME, BATTLE ROYALE, TESIS ou SLASHERS ne sont pas forcément les sources d’inspiration de ce film étrange, qui en prolonge néanmoins, à sa façon, le propos. Son titre, soit dit en passant, est tout à fait à sa place dans cet abécédaire, car il s’inspire d’un jeu anglo-saxon en forme de comptine : « I spy, with my little eye, something beginning with the letter…M ». M comme Murder, M comme Ma foi, c’est plutôt intéressant tout ça !Le film développe son récit sur le thème de la télé-réalité : un groupe de cinq jeunes accepte de vivre enfermé dans une maison isolée, truffée de caméras de surveillance, pendant une période de six mois, avec à la clef pour les participants la possibilité de gagner un million de dollars chacun, avec pour condition principale l’interdiction formelle d’abandonner le jeu : un seul d’entre eux déserte, et tout le monde a perdu. Le jeu va, bien sûr, se corser, doux euphémisme. Un sujet aussi prometteur qu’il est susceptible d’éveiller la méfiance : scénario surfant sur la vague de la télé-réalité, propice à un développement sous forme de slasher de base, lancé sur une idée unique et patinant dans les poncifs et l’ennui d’un développement, fatalement, pas à la hauteur. Bonne surprise, il n’en est rien. À aucun moment le film ne dévie vers un traitement systématique à la VENDREDI 13, ce n’est pas le propos, ni le projet. Le film suit un rythme lent, progresse pas à pas dans son récit sans jamais brusquer les événements, en évitant astucieusement les clichés attendus. Marc Evans ne prépare pas non plus le terrain à un retournement de situation classique à la Scooby-Doo, ou à une surprise idiote genre HAUTE TENSION. Il se contente de suivre la marche logique de son récit, implacablement, et le dénouement, d’une radicalité et d’une perversité assez glaçantes, est amené sans effets de manche, simplement. Et très, très froidement. Les règles du jeu se durcissent (chauffage mis en panne, ravitaillement de plus en plus maigre, colis réservant des surprises d’un goût très douteux…), et l’atmosphère se dégrade parallèlement à la lente prise de conscience des candidats. Un film très bien écrit donc, mais ce n’est pas tout. Pour ce film tourné en DV avec des images retravaillées pour développer une texture vidéo assez granuleuse, le tournage s’est construit autour d’une installation assez surprenante, d’un dispositif de filmage privant le film de mouvements de caméra, imposant un filmage rugueux à base de zooms et de panoramiques limités. Le matériau de base est donc assez sec et presque « dogme ». Mais pas tout à fait, car malgré ces éléments techniques (auxquels on peut adjoindre la prise de son) sur lesquels n’importe quel cinéaste feignant se serait intégralement reposé, Marc Evans ne se dispense pas pour autant de faire de la mise en scène, et du montage. Le filmage a donc beau être en apparence engoncé dans les contraintes, Evans adapte astucieusement sa mise en scène, en se souciant peu du réalisme dans le choix de l’emplacement des caméras (il y en a absolument partout, jusque dans les lampes torches ou dans les stylos !) : le cadrage est faussement documentaire (décadrages, heureusement pas systématiques pour un sou, zooms et mise au point ajustant perpétuellement le cadre, bruits des caméras constamment audibles), mais il sert en réalité un découpage rigoureux et soigné, qui pour une fois (c’est assez rare ces dernières années pour être souligné au marqueur et pour mériter un gros bisou) doit son efficacité au travail de montage, que l’on devine avoir été assez colossal, et à l’intelligence du tournage sur le plateau, particulièrement bien pensé, plutôt qu’à une asséchante exploitation de storyboards, l’un des maux qui minent considérablement le film de genre, et dont le COLD AND DARK mentionné ci-dessus est une triste illustration. L’atmosphère musicale est elle aussi assez originale, mais le film, sous cet aspect, vaut particulièrement pour un traitement du son riche en idées oppressantes et souvent assez effrayantes. Un film assez étonnant, qui doit (toutes proportions gardées) plus à Michael Haneke qu’à un URBAN LEGEND pour son scénario ou à un PROJET BLAIR WITCH pour sa mise en scène. Le résultat en est d’autant plus estimable, et s’avère très réussi.
 
Mais j’ai été beaucoup trop bavard, et pour connaître la suite, il vous faudra revenir plus tard, le commandant du vaisseau, craignant que vous ne fassiez une indigestion, m’ayant fortement suggéré de scinder mon article trop long en deux parties ! La fin de ces chroniques est pourtant déjà rédigée, et vous ne patienterez donc pas pour découvrir le N-Z qui n’est pas celui de Dorothée, qu’on se le dise. Suite et classement, très vite, mais ne soyez pas sur vos nerfs, vous allez nous les mettre à vif !
 
Le Marquis
 
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E
j'avoue.<br /> J'ai eu peur de cliquer pour voir apparaitre la critique de LAS VEGAS PARANO , peur qu'on detruise cet ovni , ou johnny Depp et Benicio Del toro realisent un performance d'acteur assez remarquable , surtout quand on connait le resultat desastreux pour l'un ( dread locks et chapeau de pirate ) .<br /> Bref me voila rassuré , car non seulement la critique est bonne ,  bien construite , mais j'ai trouvé très juste le fait d'appuyer sur le parrallele entre le burlesque et le pathetique de ce film. Je n'ai pas honte de dire que voir johnny depp , avec un bob et une calvicie sur la tete , criant "je suis un araigné au plafond , " " ou benicio del toro ayant six seins poilus qui lui pousse dans le dos , m' a fait hurlé de rire  .Un film qui laisse  place a des repliques mythiques, a ne pas manquer , meme pour les "non initiés " si vous voyez ce que je veux dire.<br /> epdg
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L
Concernant ETERNAL SUNSHINE - qui, je trouve, est un assez beau film et une belle tentative, j'ai été gêné par toutes ces séquences se déroulant dans la réalité (ce qui se déroule dans l'appartement de Jim Carrey pendant qu'il "dort"), je ne voyais pas trop où Gondry voulait en venir et je trouvais qu'elles n'apportaient pas grand chose de valable au film, nous sortant régulièrement du labyrinthe des souvenirs de Jim Carrey (ce qui empêchait à mon sens une véritable immersion dans cet univers intérieur). Quand le film s'achève, ces séquences trouvent leur justification puisque c'est par cette sous-intrigue que le noeud du récit par se résoudre (l'envoi des cassettes); mais cette justification et la sous-intrigue qui la véhicule m'ont pour le coup parues assez artificielles et utilitaires (voire moralistes), ce qui à mes yeux affaiblit un peu la poésie et l'abstraction d'un film par ailleurs prodigieusement inventif et original.<br /> Sinon, comme je le précisais, je ne connais pas du tout la série BUFFY (je ne suis pas très porté sur les séries en général et à quelques exceptions près, et je ne capte pas la 6, ce qui n'aide pas non plus). Pour moi, Buffy, c'est Kristy Swanson, et elle se tatane avec Rutger Hauer et Pee Wee Herman !
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N
Avec 3 mois de retard, je poste sur cet article (mais il y a 3 mois je ne connaissais pas LA matière focale) pour réagir aux mêmes films que Monsieur Cre : <br /> - Eternal Sunshine of the spotless mind : gné ? j'ai pas trop compris ce que vous disiez, mais d'un autre côté je ne suis pas sûre d'avoir trop compris le film non plus. Enfin, tout ce dont je me rappelle c'est que le film m'avait plu et que Jim Carrey est toujours aussi sympathique quand on lui file un rôle sans grimaces. <br /> <br /> - Buffy : je peux pas m'en empêcher, il faut absolument que je crie ici mon amour éternel & incommensurable pour les scénaristes de l'une des séries américaines les plus riches de ces dernières années (à voir au 2nd, 3ème et tous les autres degrés). C'est vrai que c'est bizarre de faire une série qui marche à partir d'un film aussi... nul (je croyais que j'étais la seule à avoir remarquer Ben Affleck !). D'ailleurs, les 1ères saisons de ne sont pas franchement géniales.
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L
Tout à fait d'accord avec toi, Isaac, LAS VEGAS PARANO n'est pas un très bon titre - mais les distributeurs avaient l'air très embarrassés d'une façon générale, il faut voir comment ils ont essayé de le vendre (et essaient encore, lire la jaquette du DVD) comme une comédie loufoque et inoffensive. J'aurais peut-être dû parler d'Alex Cox (le réalisateur de WALKER et de REPO MAN) pour ce film d'ailleurs, car c'est lui qui devait à l'origine l'adapter - il a même dû se bagarrer un peu pour que son nom soit mentionné parmi les co-scénaristes - si son traitement original a été considérablement remanié, il a tout de même servi de "premier défrichement", pour ainsi dire.
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I
Impressionant monsieur Le Marquis !<br /> J'en profite pour ressortir mon éternel couplet sur le titre VF "Las Vegas Parano" qui en plus d'être couillon dénature complétement le titre original issu d'un citation importante pour Hunter S. Thompson (je ne connais plus en détail l'anecdote mais je peux chercher...).<br /> Et puis mince "Fear and Loathing in Las Vegas" c'est quand même beaucoup plus splendouillet comme dirait le Docteur.
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