LE COUVENT DE LA BÊTE SACREE, de Norifumi Suzuki (Japon-1974) : L'Impossible Paix de Nonnes Gourmandées

Publié le par Dr Devo

(Photo : "I Wish You Didn't Say That" par Dr Devo)




Chers Focaliens,
 
Pendant Noël, je fus généreusement gâté par mes amis qui, comme souvent, et je m'en réjouis, m'offrirent quelques galettes numériques. Là où ce fut plus étonnant, c'est que mes deux amis et collaborateurs, le Marquis et Cap'tain Pangolinn, célèbres pour leurs articles dans ce site (héhé !), m'offrirent tous les deux des films asiatiques, et sans se concerter en plus. J’acquis ainsi un coffret consacré aux films de la Shaw Brothers, contenant LA 36e CHAMBRE DE SHAOLIN (dont je confiais la rédaction de l'article à notre amie Anne Archy, spécialiste malgré elle de tout ce qui touche au KUNG-FU !!!), et le très beau (sûrement) L'HIRONDELLE D'OR du génial King Hu, que je verrai prochainement et dont vous pouvez être sûrs que je vous parlerai. Le Marquis m'a offert pour sa part le superbe ONIBABA, dont on parlera aussi, et ce COUVENT DE LA BÊTE SACRÉE dont je ne connais rien, mais qui avait l'air assez splendouillet et / ou délicieux, avec sa nonne nue et crucifiée sur l'affiche. Qu'on se le dise tout de suite, on trouve la chose dans la collection de Jean-Pierre Dionnet (qui signe encore une présentation brillante et même extrêmement judicieuse) à qui il faudra bien se résoudre à ériger une stalle [Euh… Pas une statue, plutôt ? Hi-hi ! NdC]. [Même si je sais que le personnage Dionnet a une culture immense et un jugement sûr qui ne se limitent pas aux films de genre, le pauvre ! La légende, fort justifiée, est aussi terriblement réductrice !]
Ces cadeaux judicieux placent ce début d'année 2006 sous le signe de l'Asie, résolument ! Ça tombe bien, j'avais ces derniers temps un peu laissé tomber cette région du monde. La vie est bien faite.
 
Enfin, ça c'est vite dit ! Années 70, au Japon. Yumi Takigawa (excellente actrice dont on peut voir des images récentes dans les bonus où elle est interviewée, et vous verrez qu'à 52 ans, elle n'a rien perdu de sa classe et de sa beauté, c'est hallucinant !) est une jeune fille moderne d'une vingtaine d'années. Pendant le générique (très splendouillet, j'y reviens), elle passe son après-midi en ville à aller au cinéma, faire du shopping, etc., avant de se faire dragouiller par un souriant playboy. Les deux mangent au restaurant, boivent un verre, puis un dernier encore, et finissent la nuit dans le même lit ! L'homme lui propose de la revoir le lendemain, mais Yumi refuse : "Je voulais profiter de mes ultimes instants de plaisir aujourd'hui, car demain, je vais dans un endroit où être une femme ne signifie rien !"
Effectivement, Yumi intègre dès le lendemain un couvent de sœurs catholiques (religion évidemment ultra-minoritaire au Japon, mais présente quand même depuis le temps du shogun, comme on s'en était déjà aperçu dans notre article sur le superbe ELEGIE DE LA BAGARRE de Seijun Suzuki, qu'on ne confondra pas, justement, avec Norifumi Suzuki, réalisateur dont on parle aujourd'hui !). Les Sœurs mettent vite Yumi au parfum : ici, les règles sont strictes, et les débordements ou les actes malséants ne sont pas tolérés, ils sont même durement réprimés. Yumi apprend à découvrir le couvent, effectivement très rude, et elle est vite témoin de l'insolence d'une de ses camarades (issue d'une famille riche qui fait des dons énormes au couvent, elle peut donc tout se permettre !), et des déviances diverses et variées de certaines des novices. Yumi comprend clairement que les Sœurs considèrent le péché de chair et la luxure comme les pires, comme le tabou absolu. Rigueur quasi-carcérale d'un côté, et déviances multiples et répétées de l'autre, font du couvent un lieu non seulement austère, mais en proie à de vives tensions et à des luttes de pouvoir répétées.
Que peut bien faire une fille moderne et libérée comme Yumi dans un endroit pareil ? La jeune fille a en fait une idée précise en tête, et quasiment une enquête à mener... Mais pendant les affaires, les calvaires continuent...
[Existe-t-il une suite avec sa sœur Gumi ? On pourrait l’appeler LE COUVENT DE LA BÊTE SUCRÉE ! NdC]
 
Et ben dites donc, quel film étrange ! Le décalage temporel (le film a plus de 30 ans quand même) "n'arrange" rien, ce qui est assez délicieux. À l'époque, les grandes majors japonaises se livrent une féroce bataille pour faire des entrées avec des films d'exploitation divers et variés. C'est dans ce contexte que la Toei (à qui l’on doit aussi la série télé SAN KU KAÏ, dont nous parlons largement ici) livre ce film de Nonnes, genre existant à l'époque, et sorte de déclinaison des films de femmes en prison, plus connus en Occident. Ces films sont très érotiques et très fétichistes. Norifumi Suzuki est alors un réalisateur commercial, d'exploitation donc, et ce genre est sa spécialité (il passera au karaté ensuite !). Ici, en France et en 2006, LE COUVENT DE LA BÊTE SACRÉE assure un dépaysement quasi total, et nous paraît encore plus extraterrestre. Mais bon, apparemment, à l'époque, la chose n'était pas si extraordinaire que ça. Soit. Néanmoins, il y a dans ce film assez d'éléments pour nous scier en deux, même lorsqu'on a appris que ce film n'est pas une exception.
 
Les nonnes de ce couvent sont complètement "inversées" bien sûr, et feraient passer les moines déjà bien fracassés du NOM DE LA ROSE pour des petits garnements bien sympathiques ! Suzuki ne nous épargne rien, bien entendu. Les sévices cruels et variés pleuvent comme la pluie de mousson, et la cruauté règne en maîtresse impitoyable sur tout ce petit monde. Le réalisateur démontre assez clairement le côté quasiment carcéral du lieu, et son fonctionnement intégriste dans sa volonté de pureté. Les injustices, les dénonciations, les calomnies diverses se succèdent elles aussi à une cadence régulière et quasiment métronomique. C'est le premier point fort du film : montrer que les déviances des sœurs et leur répression font partie d'un système huilé, et participent complètement d'un même mouvement. Ce sont les deux faces d'une même pièce. Les novices entre elles sont aussi cruelles que le système lui-même, et le système est construit et fonctionne grâce à ces divisions très bien entretenues. Le couvent est une société à lui tout seul, un groupe autarcique qui écrase la moindre évidence d'individualité. Ce qui n'empêche pas cette individualité de ressortir, au nom du groupe justement, pour mieux punir les déviants. En un mot comme en cent, le système fabrique ses déviances, il en a même besoin, et elles deviennent, une fois sévèrement punies, le pendant insurpassable de la Foi. C'est un manichéisme (et, déjà, une sorte de fétichisme cérébral) parfaitement assumé et par le film et par les personnages. Comme dit la Mère Supérieure, la robe de religieuse signifie la Souffrance (le noir) et la Pureté (le blanc). Il y aurait là tout ce qu'il faut pour un déluge de mysticisme, d'autant plus que le Mysticisme porte toujours en lui, même dans la chrétienté occidentale, une part incompressible d'érotisme justement. Mais le système est ici trop répressif à sa façon pour laisser ce mysticisme s'épanouir. En quelque sorte, les divers problèmes et déviances déplacent largement les choses sur un autre terrain. [Suzuki, avec une intelligence bluffante, fera accéder une des sœurs à ce Mysticisme, de manière soufflante, généreuse et magnifique, dans la scène de torture et de sévices dite des "roses". C'est un passage fabuleusement troublant.]
 
La carte de l'exploitation est également, bien sûr, jouée à fond dans la description exhaustive du catalogue de punitions, et d'une, et dans les déviances généralisées des nonnes, et de deux. Je vous laisse découvrir tout ça en voyant le film, mais on peut dire que tout ce beau monde a une propension à se mettre nu à la moindre occasion et au moindre châtiment, et pour le reste, ça va très loin : fouets omniprésents, saphisme (belle séquence splendouillette pour déjouer la censure), masturbation, photos pornos, travestissement, et bien plus grave encore... Mais je vous laisse la primeur de la chose ! Tout cela fait partie, aussi, de la découverte.
 
La question qui se pose est de savoir si le film ne fait que choquer le bourgeois nippon, et donc reste à son statut originel de film d'exploitation fétichiste, ou s'il propose autre chose. Et bien, en fait, c'est là que le film est époustouflant. S'il remplit complètement son cahier des charges, Suzuki pousse le bouchon largement plus loin, on va le voir, mais attention, c'est un paradoxe, et c'est sans jamais renier d'une quelconque manière qu'il fait un film appartenant à un genre extrêmement codifié. Et c'est bien là un des plus beaux paradoxes du film.
 
Du point de vue de la narration et du scénario, c'est vraiment brillant. Le sens du rythme, malgré les limites du contexte, est très étonnant, et le film ne tombe jamais dans la répétition bête et méchante. Bien plus, aucune scène ne parait superflue, et malgré le Baroque inhérent et complètement assumé, on est dans une certaine "économie", ou plutôt une "tenue" certaine. Tout cela, la progression notamment, est étonnement soupesé et construit, avec une malice certaine d'ailleurs. On finit, en tant que simple spectateur, par oublier qu'on est complètement dans un vulgaire (au sens propre) film de genre, pour voir l'histoire et le film se développer en toute indépendance. Dans ce mini sous-genre, il est quand même assez soufflant de constater la fabuleuse sensation de singularité de l'ensemble. On finit par oublier "pourquoi on est rentré dans la salle", et une fois passé l'étonnement exotique dont je parlais tout à l'heure, on se surprend à être suspendu au film avec une attention assez rare. Très étonnant. Tout cela est extrêmement ficelé, et ne sombre jamais dans le vignettage par saynètes, ni dans la narration logique et bête du point A menant vers le point B. Le film est narratif certes, mais joue avec les ellipses, ou plutôt, plus que le déroulé psychologique habituel (véritable moteur de 98% du cinéma contemporain, hélas, trois fois hélas), c'est une logique fantasmée et subjective que privilégie Suzuki. Très bon calcul, qui permet bien sûr au bonhomme de dépasser son cadre.
 
Et s'il n'y avait que ça, les amis, ce serait déjà très bien. Mais non. En plus (enfin je dis ça comme si c'était la cerise sur le gâteau, mais vous comprendrez que c'est l'essentiel), la mise en scène est très iconoclaste et ne se refuse quasiment rien ! Ça démarre assez fort, mais de manière assez frimeuse, dans le générique : jumpcuts, cadrages léchés, étonnants jeux de lumières (très belle lumière, dehors en arrière plan, dans le plan du restaurant), et surtout cet incroyable plan basculé où Suzuki fait basculer son héroïne à 45 degrés alors qu'elle marche dans la rue (de cette manière, alors qu'elle est debout, son visage est à droite du champ, ses jambes à droite, remplissant de manière fantastique le format 2.35 (scope), et il faut poser sa tête contre son épaule pour voir l'image dans le sens normal ! J'espère que je suis à peu près clair).
 
Ça commence fort. Dès que cette séquence d'ouverture est bouclée, la démonstration fait place à plus de rigueur, mais attention, la folie, cadrée mais aussi extrême, va exploser dans le reste du film. Et c'est un festival.
La direction artistique (décor épuré mais riche, employé avec un sens aigu de la spatialisation) relève d'un soin maniaque. La lumière, somptueuse et ne se refusant aucun effet de lyrisme, rappelle, à l'instar du thème musical d'ailleurs, le soin méticuleux des films fantastiques et autres giallos italiens des années 70. [Je note que les rares plans en extérieurs, notamment les scènes de travail au champ, sont éclairées de manière absolument renversante.] C'est la même vocation ici, la même passion, le même magnifique éclat. Le cadre est expressif et léchouillé avec malice, avec une dextérité assez notable à jouer du gros plan. On compte même quelques zooms italiens (qui passent très bien).
 
L'alliance du tout place le film sous le haut patronage de l'iconoclasme et du baroque le plus foufou. Et encore, je ne vous ai pas parlé de ce projecteur qui éclaire le visage d'une suppliciée d'une lumière blanche qui fait quasiment brûler le reste de la photo, les sur-cadrages insensés (le visage que la nonne qui se reflète sur le bureau et qui, de fait, cache le sexe de celle-ci qui en train de se masturber !), les travellings depalmiens à 360 degrés et l'utilisation du négatif ! C'est absolument gourmand, et ne se pose quasiment jamais, malgré une rigueur certaine, la question du bon goût. Et encore, je m'interdis de vous dire à quelles situations sont liés ces incessants jeux de mise en scène, pour ne rien déflorer ! Suzuki trace tout cela avec un soin maladif, en construisant géométriquement tous ses plans, et en jouant de toutes les perspectives (intention révélée d'entrée de jeu dans la scène de présentation des nonnes dans la cour, où Suzuki multiplie les plans d'enfilades et de perspectives !). Le tout, déjà exquis, est relié à un contenu très surprenant qui pousse méthodiquement les scènes à leur terme. [Notamment les scènes de fouet (où la caméra, grâce à un zoom couplé à un déplacement à l'épaule du caméraman, fouette elle-même la sœur punie !), l'accouchement, la scène scato, et l'incroyable dénouement qui emprunte.... Mais shhhhhh.... Je n'ai rien dit !]
 
Ajoutez à cela une interprétation assez précise, et vous aurez une idée de l'étonnement que provoque ce film. On est très loin du cadre d'exploitation de départ, et en même temps, on est complètement dedans. C'est grâce à une direction gourmande et aventureuse que Suzuki arrive à placer son film directement sous les ailes de l'ange du Bizarre. Il apparaît ainsi, et étrangement, comme un Frère (mineur, mais quand même) de Ken Russell (évidemment, avec tout ce cadre christique et cette folie intrinsèque ; un peu comme une version très vulgosse des DIABLES, film que tout le monde doit affronter au moins une fois dans sa vie, ne serait-ce que pour voir jusqu'où un acteur, Oliver Reed en l'occurrence, peut aller), et comme un cousin dégénéré du Michael Powell du NARCISSE NOIR (autre film complètement fabuleux). On est dans LE COUVENT DE LA BÊTE SACRÉE évidemment en dessous, mais il y a, dans la folie maniériste bien plus que fétichiste de son réalisateur, une parenté évidente dont on ne peut pas dire qu'elle ne fait pas plaisir à voir !
 
Si jamais certains d'entre vous voient ce film, j'ai hâte d'entendre et de lire vos réactions.
 
Passionnément Vôtre,
 
Dr Devo.
 
PS : Je suis aussi assez admiratif devant cette gourmandise des extrêmes qui consiste à ne faire quasiment que des plans fixes au cadre géométrique surléchouillé, et de parsemer moult fois des plans qui basculent, tremblotants, tournés à l'épaule. L’ultra-composé côtoie "l'arrache". C'est très judicieux.
 
Retrouvez d'autres articles sur d'autres films, en accédant à l'Index des Films Abordés : cliquez ici !

Publié dans Corpus Analogia

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article
D
Salut Prince!! Non je n'ai jamais vu malheureusement la série des Scorpion mais je devrais bientôt comblé cette lacune. On en dit beaucoup de bien! Dr Devo.
Répondre
P
La scène avec les deux hommes déguisés en nonnes que fait pénétrer Maya dans le couvent est aussi très drôle!C'est ce qu'il y a de bien avec ces nippons, c'est qu'ils ne se limitent pas à un cadre bien précis, qui serait imposé fatalement par le genre auquel appartiendrait le film, et s'autorisent aussi bien des incursions dans le comique ou le fantastique, de façon tout à fait légère et qui ne jure en rien avec le reste de la bobine.Le Couvent de La Bête Sacrée est un film magnifique, qui se savoure avec un plaisir orgiaque.Dans un autre genre, auriez-vous vu également le second épisode de la série des Sasori : "Elle s'appelait Scorpion" de Shunya Ito, avec la sublime et envoutânte Meiko Kaji?
Répondre
D
Tout cela est tres juste. Le film dépasse complétement son cadre.pour l'onirisme je suis assez d'accord avec toi, mais je pense que les options que prend Suzuki ont deux avantages. D'abord, il permet de donner une etrange incarnation au film, malgré sa "loufoquerie" de sujet. et deuxio, il permet de placer la "fin que tu sais" (je ne dis rien pour ne rien devoiler au lecteur qui passe par là et qui n'aurait pas vu le film) avec plus de force... N'est-il pas? (plus de force parce que ça arrive de manière malpolie comme un cheveu sur la soupe!)Dr Devo.
Répondre
L
Je partage l’avis, ce film est à voir, bien plus qu’une curiosité c’est une réelle réussite à tout point de vue et l’avis du Dr Devo est très juste (je suis un peu moins d’accord sur le côté « baroque », mais ça on en a un peu tous une définition différente), et je ne sais pas … il m’a parfois fait penser à la photo de certains films de Jean Rollin.<br />  <br /> <br /> <br />  <br /> <br /> Il y a un juste équilibre dans ce film du type « Woman in Prison » ni outrancier, ni sadique finalement qui m’a rappelé -parfois- « Pénitencier de femmes » (qui est lui plus sadique et moins artistique), mais bon j’aurai toujours la faiblesse de défendre Laura Gemser.<br />  <br /> <br /> <br />  <br /> <br /> Le film aurait peut-être gagné à basculer d’avantage dans l’onirisme et peut-être aussi à mettre en relief la soumission à l’autorité, qu’une arrivée dans un milieu totalement inconnu et non maîtrisé, de l’individu face au groupe constitué, qui plus est détenteur –ou considéré comme tel- du contact avec le divin.<br />  <br /> <br /> <br />  <br /> <br /> Finalement les sociétés de femmes (il n’y a presque aucun rôle masculin dans le film) sont tout aussi violentes que celles des hommes.<br />  <br /> <br /> <br />  <br /> <br /> Personnellement j’ai préféré la scène « des roses » ou de la serre à celle du fouet dont tu parles.<br />  <br />
Répondre
L
Bon, et bien j'ai bien choisi alors. Et attends de voir ONIBABA : c'est un film extraordinaire.
Répondre