STEREO, de David Cronenberg (Canada-1969) :prorogation de mon cerveau nu dans le cosmos

Publié le par Dr Devo

(Photo : "Cosmos Icelle" par Dr Devo)

Chères Greta, Chers Hans,
 
On s'est laissé aller hier, un peu trop, à la poésie autochtone, et vous conviendrez aisément qu'il faut se reprendre quelque peu, et revenir à la rigueur scientifique qui est la nôtre.
 
L'avantage de faire un site sur le cinéma, et encore plus un blog, forme vulgat mais à tu et à toi, les uns les autres (les blogs étant principalement lus par des gens qui ont un blog, même s'il est spécialisé comme ici), l'avantage, dis-je, c'est qu'au fur et à mesure, et pour peu qu'on fasse les choses un tant soit peu originalement (ça sent le cirage tout d'un coup...), on développe sans le vouloir une petite cellule de fans, ou plutôt de proches (qu'est-ce que je disais). Soyons modestes, et avouons sans vergogne que oui, ça fait du bien, oui, oui, c'est assez agréable, oui je prends, merci.
Nous avons l'autre jour ouvert une nouvelle rubrique sur les Films Invisibles, perdus, ignorés, ou pas vus tout simplement, cette Toilette Zone du cinématographe où l'amateur se prend à jouer les dandys, et bien obligé, sinon c'est le néant, en important de pays lointains des films qui sont, dans les pays proches de la France, Monsieur, la France, même pas rares mais carrément inexistants, comme rayés des listes, pour des raisons X ou Y, mais généralement liées au Bon Goût et / ou au commerce, ce qui bien souvent, pour ne pas dire toujours, revient à la même chose.
Dans le cadre de cette Toilette Zone, nous avions repêché le superbe NO SUCH THING, merveille généreuse (et grrrrr, diablement aguichante par le truchement de Sarah Polley) de Hal Hartley, puis nous nous étions perdus dans le troublant et autrefois respecté, mais aujourd'hui disparu des tablettes, TOURIST TRAP de David Schmoeller.
[Deux remarques. D'abord, je viens de mettre la main sur une copie pourrie mais existante du court-métrage de Schmoeller, PLEASE KILL MISTER KINSKI, ce qui me fait penser qu'un de ces quatre, il faut qu'on fasse un petit machin sur les courts-métrages, mais pas les horribles bidules qu'on projette en festivals.
Puis, je pense qu'il y a une niche pour investisseurs ici. C'était mon rêve secret. Faire de la Toilette Zone un label cinéphile qui repêcherait tout ce qui peut l'être. Si tu as de l'argent, le goût du Ciiiinémaaaa et la volonté d'accomplir une bonne action pour l'humanité toute entière, contacte moi (dans LIENS : "féliciter le Dr Devo").]
 
On disait quoi ? Ah oui, donc, un des petits avantages, c'est d'avoir son petit groupe de camarades en rang serrés, regroupés autour de notre bannière quand l'ennemi nous attaque, comme disait la chanson populaire. Et il y a peu, j'ai eu le bonheur d'un prêt de la part d'un de ces camarades. Le gars m'a envoyé la bande de ce STEREO de David Cronenberg, qu'il en soit remercié publiquement et anonymement. N’habitant pas Paris au moment de la rétrospective cronenbergienne, où les premières œuvres passèrent aussi, que voulez-vous ma brave dame, ce prêt exceptionnel m'a quand même permis de voir un  document exceptionnel. On appelle ça la fraternité sans doute, gratuite et sans demande de retour.
 
Ça sent le chloroforme, hygiène oblige, mais il y fait bon, dans le laboratoire secret de Matière Focale.
 
Bon, il n'empêche, se cirer les pompes et les circonstances les uns les autres, ou s'automousser, ne change rien. Je plains le pauvre garçon qui devra faire un article sur ce film. Allez, dansons.
 
Tourné dans un beau 1.66 en noir et blanc, STEREO commence par l'arrivée assez étrange d'un jeune homme en hélicoptère près d'un grand bâtiment à l'architecture moderne, un poil kolossale mais épurée. Le garçon est incroyablement vêtu : cape noire presque vampiresque, tendance dandy (ça tombe bien), canne à pommeau, et visage précieux, un peu féminin, un visage à vite devenir l'égérie de Andy Warhol. Le jeune homme s'approche du bâtiment (dans une série de jolies coupes), le montage spatialise les doigts dans le nez, en veux-tu en voilà, en deux coups de cuillère à pot. Le bâtiment est fermé. Apparition d'un type en blouse blanche à l'intérieur du bâtiment où l’on retrouve, comme par téléportation où je ne sais quoi, le jeune homme capé. Il est entré.
Et, s'il vous plaît, le tout dans le plus parfait silence ! Film non sonorisé donc. Mais pas muet.
STEREO raconte, ou plutôt rend compte, de l'expérience menée par Luther Springfellow, collègue Docteur, spécialisé dans le neuronal, les réactions neurochimiques du cerveau, et psychologue, grande éminence donc, mais pas seulement puisque le Monsieur s'intéresse aussi à la télépathie, but de l'expérience qui va nous être montrée, à moins que ce ne soit narrée, j'ai un doute là, splendide doute d'ailleurs, je vous laisse juges.
Springfellow fait partie en effet d'une branche très spécialisée de la science canadienne, à savoir la Canadian Academy for Erotic Inquiry, mais ne vous laissez pas berner par l'érotique du sigle, c'est du sérieux. Aussi.
Le professeur a réuni dans son centre d'étude huit jeunes gens (dont deux femmes apparemment) qu'il va  étudier en huis-clos, et qu'il va soumettre à des expériences, clairement et incroyablement détaillées dans le film, et que je pourrais grossièrement résumer à : réduire le champ de la parole de ces individus afin de tester, à l'aide de drogue notamment mais pas seulement (je vous laisse "entendre" ça), une communication non-verbale, donc, et qu'on appellera, faute de mieux, télépathie. Deux des cobayes (évidemment, on ne saura pas vraiment lesquels, héhé !) ont même accepté de se faire opérer pour réduire les centres organiques de la voix qui, du coup, devient un instrument inutilisable... L'expérience, extrême et dépassant très largement le champs d'application de ce qu'on imagine en général en parlant de télépathie, est assez éprouvante pour les cobayes et demande beaucoup de concentration et beaucoup d'efforts, les menant à une fatigue certaine, une anxiété, même, mais aussi à certains troubles du comportement et à certains troubles sensoriels... On ne sortira pas du centre pendant les 65 minutes du film, mais attention, il y aura quand même voyage !
 
D'après les informations que m'a transmises mon ami Bernard RAPP (qui a eu la chance de voir ça en salles), notre ami Cronenberg ne renie pas totalement ce film, mais considère que sa carrière commence avec FRISSONS ! Cronenberg est sûrement l’une des deux ou trois figures qui m'ont fait, tout petit (au collège !), rentrer dans le monde merveilleux du cinématographe cher à Bresson (d'ailleurs, ce film n'est pas loin d'être bressonnien, non pas qu'il ressemble aux films du réalisateur français, mais plutôt dans le sens où il applique quasiment tous les principes du Cinématographe). Le compagnonnage cronenbergien est donc de longue date, sans sombrer dans le fanatisme hardcore, loin de là, mais pour la première fois, permettez-moi de pas être, mais alors pas du tout, d'accord avec notre ami canadien !
STEREO est complètement sublime !
Le film fonctionne sur le papier, comme dans le siège du spectateur, en immersion totale, et bluffante. Le silence règne en maître, le film, comme je vous le disais plus haut, n'étant pas sonorisé, à l'exception plus que notable d'une succession de voix-off nous expliquant calmement, mais dans les détails les plus infimes, avec une précision très rigoriste, le protocole, l'application et les corrélations de l'expérience scientifique. Ces voix-off (argumentant toutes de la même manière, et qui seraient bien au nombre de huit, comme le nombre de cobayes) interviennent régulièrement et calmement tout au long du film, non pas en brisant le silence du métrage mais, en quelque sorte, et c'est complètement paradoxal, en le soulignant, ce silence. Une atmosphère unique s'en dégage, sans vraiment d'équivalent.
Le moteur est d'une beauté exceptionnelle. Le 1.66 fonctionne à merveille, et tient ses capacités immersives de la superbe photo noir et blanc, sublime et charbonneuse à souhait, utilisant avec pertinence et un sublimissime bon goût l'architecture belle mais froide a priori (a priori seulement, car elle deviendra quasiment tout de suite très sensuelle) du centre scientifique où a lieu l'expérience. On se dit dans les premières minutes qu'il suffirait de peu pour que cette photo et ce décor basculent dans une espèce d'expressionnisme, mais ce n'est pas le cas, Cronenberg limitant ces effets d'éclairage, et utilisant à fond celui déjà existant du bâtiment (un bâtiment universitaire en fait). [Il y aura des jeux de lumières, notamment dans ce plan hallucinant où la caméra, mobile, se déplace du fond d'une petite pièce vers un couple qui fait calmement l'amour sur une table ; chose étrange et supra-splendide, la caméra se rapproche d'eux dans un travelling un peu rapide, et avec une série de petits panos bizarres, mais semble ne jamais les cadrer, mais cadrer autre chose (quoi ?), dans l'arrière plan de la pièce, pourtant presque entièrement plongée dans le noir ! Ce travelling au cadrage hésitant ou codé est un plan qui à lui seul justifie la vision du film.]
L'image n'en est pas moins expressive, même si non-expressionniste. Il y a une fusion étrange entre le cadrage (sublimissime là aussi, parmi les plus beaux plans tournés par Cronenberg), les mouvements de caméra à la fois bruts de décoffrage et précis (qui émaillent les nombreux plans fixes ; notamment une série de travellings en caméra portée renforçant les aspects labyrinthiques du métrage), le choix crucial et renversant de beauté des axes, tous sublimes sans exception, et des focales. Avec un dépouillement maximum donc, Cronenberg immerge le spectateur sous la ligne de flottaison, et installe une ambiance bougrement dépaysante, jusqu'à l'hallucination. Tous ces éléments sont inextricablement liés entre eux, mais ne fonctionnent jamais, et c'est bien là la beauté de la chose, sur le synchronisme de ces différents leviers de mise en scène, mais au contraire sur leurs rythmes asynchrones, concrets (au sens musical du terme) qui rendent complètement extraterrestre l'utilisation d'images qui pourraient être totalement banales (ce sur quoi le film joue, la proposition étant aussi celle d'un documentaire tronqué, reposant sur l'exactitude scientifique des faits). De ce fait, inutile de préciser que le montage est incroyablement rythmé et précis, faisant de chaque plan un mille-feuille d'informations cryptées à partir de (presque) rien !
 
Rigueur du discours scientifique, force fabuleuse des images, mais encore plus, superbe et ébouriffante symphonie contemporaine de l'alliance des deux. Le discours est l'expérience qui est le film.
Il y a aussi dans STEREO une dimension, non pas humoristique bien sûr, mais malicieuse, dans la façon dont les informations scientifiques (qui, contrairement à ce qu'on pourrait penser quand on découvre le dispositif rigoureux de la voix-off, passent également par l'image) sont présentées de manière progressive, jouant sur l'excentricité de l'expérience, et creusant toujours un peu plus profond dans l'exactitude et l'exploration des multiples ramifications et conséquences des prédicats de départ. Et là, on atteint des sommets d'intelligence et de malice (encore !), justement. Au fur et à mesure qu'on s'enfonce dans l'enquête, les ramifications (encore) deviennent, en quelque sorte, et même si on est assez éloigné de cet univers, proches des corrélations macroscopiques et microscopiques d'un Dali. En m'avançant dans l'atomique et le minuscule, j'explore encore plus le cosmos. On pense aussi, bien sûr, aux constructions ludiques et masquées du Nouveau roman, et même, soyons précis, à Alain Robbe-Grillet, dans ce que le film déploie une logique où l'organique se mêlera de plus en plus au scientifique pour ne former plus qu'un "un" mutant, et que l'échafaudage, au fur à mesure qu'il se déploie ET qu'on le découvre, révèle ses nombreux paradoxes. C'est là que le film, épuré et baroque à donf, trouve sa puissance atomique (puissance atomique des choses ordinaires, comme dirait l'autre). Les idées alors exprimées sont soufflantes, et je ne vous en dévoilerai que quelques unes : la relation télépathique ne se limite pas à l'échange de pensée, une bonne relation télépathique doit se construire à travers la fascination physique (mutuelle ?) de l'autre, la télépathie induit des discontinuités spatiales et temporelles, la télépathie est un échange de sensations, de procédés neurochimiques, et peut aboutir (comme je viens de le dire) à la création d'un discontinuum commun (dans le sens de collectif) et réel (dans le sens de concret) comme nouveau lieu de rencontre des participants ; le professeur Springfellow est obligé de participer à l'expérience lui-même, et en plus, l'expérience est scientifique réelle et palpable (encore !) justement parce qu’elle détruit ce qui fait d'une expérience une expérience scientifique (en d'autres termes, c'est parce que cette expérience est non-reproductible, unique et non-universelle qu'elle est complètement objective et rigoureusement scientifique !). [On retrouve dans ces deux dernières idées un déploiement quantique du film, complètement fondateur, comme le spectateur le découvrira plus tard !] On peut aussi ajouter à cela l'idée que la télépathie, dans sa première phase, inclut un rapport de domination certain ! Quant aux conclusions tirées, je vous laisse les découvrir...
Le texte scientifique s'inclue parfaitement dans le montage général, et comme chacun des éléments-leviers du film, joue à la fois le rôle d'élément régulateur et perturbateur dans l'agencement global du métrage, renforçant le fort sentiment de dis-narration ou d’asynchronisme, si je veux, et en cela, le tout nous plonge dans un univers complètement en expansion d'ailleurs, qui trouve sa cohérence extrême dans l'amalgame de ces éléments disparates. On comprendra alors le côté inquiétant sans doute (sujet oblige), mais aussi ludique ou malicieux de cette construction concrète, ou disparate si on préfère.
 
Il se dégage de STEREO l'étrange impression que les spéculations scientifiques, comme leur déroulement du reste, comme la structure même du protocole scientifique, s'étendent sur un territoire microcosmique encore, mais complètement infini, où les implications et les niveaux de lecture sont multiples : religieux (c'est dit texto), mystique, sexuel, érotique (j'y reviendrai d'ailleurs lorsque je ferai l'article sur la liste de Pierrot), mais aussi artistique (l'expérience décrivant complètement ce qu'est le cinéma), etc. Il en ressort que l'immersion est obligatoirement complète. Ce film est quasiment un credo de Cronenberg et de son univers, mais la portée universelle de ces théories a priori loufoques, et leurs déclinaisons, nous touchent au plus profond et nous contaminent comme un virus (ça, c'est pour faire plaisir aux Cahiers et à Positif, sans quoi ils m'en voudraient beaucoup). STEREO est une œuvre à la fois cérébrale et complètement sensuelle, simple, intellectuelle et précise dont la multiplicité et la fulgurance des moyens d'expression, d'une beauté formelle ahurissante, plongent son spectateur au plus profond des voyages intérieurs. Un univers drahomirien ultime (voir ici, dans la section cinéma) où tous les / nos sens seront mis à profit, incluant lui-même le spectateur dans l'expérience, et prouvant par ce fait même que l'expérience est réelle... puisque vous venez de la vivre. La classe.
 
Vous trouverez ce film sur le coffret DVD, en zone zéro et donc lisible sur tous les lecteurs, consacré à FAST COMPANY, l’un des premiers films de Cronenberg (et pas fameux, me disait Bernard RAPP, en rajoutant: "c'est quand même tellement faisandé que ça pourrait te plaire !").  Dans cette édition deux disques, vous trouverez FAST COMPANY donc, STEREO, et aussi CRIMES OF THE FUTURE, que des œuvres de jeunesse donc. Ça coûte 22 dollars canadiens et 26 dollars US. Admettons que FAST COMPANY soit mauvais, et que CRIMES OF THE FUTURE soit médiocre (chose que Bernard RAPP pourra nous dire en commentaire de cet article), c'est quand même presque moins cher qu'un DVD neuf à la Fnuck, et donc l'achat, croyez le bien, est largement rentabilisé.
 
Somptueusement Vôtre,
 
Dr Devo.
 
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Publié dans Pellicula Invisablae

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F
Et en plus, Cronenberg a composé lui-même la photo et le montage!<br /> Je souscrits totalement à l'article.<br /> L'humour du film (l'ironie?) m'a paru souvent présent, sans que je puisse me l'expliquer clairement. Il est vrai que Cronenberg a un humour qui lui est propre, dont je ne vois pas d'équivalent, un décalage très subtil ou je ne sais quoi en fait....
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D
Il fallait lire:<br /> "Que vaut son court-métrage FROM THE DRAIN (1969)?<br /> <br /> J'ai vu un court de lui THE CAMERA realisé il y a trois ou quatre ans et c'était plutot plaisant...<br /> <br /> <br /> Dr Devo. "<br /> <br /> <br /> C'est mieux comme ça!
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D
Que vaut con court-métrage FROM THE DRAIN (1969)?<br /> <br /> J'ai vu une court de lui THE CAMERA realisé il y a troi sou quatre ans et c'était plutot plaisant...<br /> <br /> <br /> Dr Devo. <br /> <br />
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B
Ahhh... The Italian Machine (souvenir brumeux)... Si c'est le truc auquel je pense, avec le vol de la moto et la fascination en forme de symbiose homme/machine, c'est vraiment le seul court métrage de Cronenberg a sauver, et il est excellent.
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S
J'ai un bon souvenir de stereo, Fast Company est plutot marrant quand on imagine que Cronenberg l'a tourné, histoire de réaliser un rêve de gosse, un film de bagnole...plus tard les voitures deviennent drogues (les motos aussi Cf "the italian machine" un grand cronenberg qui annonce tout dès 1976) dans Crash. Je résume mais c'est un peu ça.
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