TAKE SHELTER de Jeff Nichols (USA-2012): L'Affaire des Doubles Tringles...

Publié le par Dr Devo

gaillard-devo.jpg[Photo: "Thank You, La Cinq !" par Dr Devo, d'après une photo de Jean-Pierre Gaillard.]

 

 

Chers Focaliens,

 

 

Ce jour-là, quand je me mis à mon bureau, dans un local crasseux de la 79éme rue, je savais que malgré l'heure matinale (?), ça ne serait pas une journée de tout repos. La petite pépé blonde de la boulangerie à l'angle m'avait servi un moka, au lien de mon grand double café habituel, et avait bien trop insister pour que je prenne deux viennoiseries pour seulement 55 cents de plus. Ca sentait le coup monté à trois kilomètres, mais je fis ce que je devais faire: monter au bureau et faire mon office. Il y avait du dossier en retard, et je savais qu'on ne résoudrait pas aujourd'hui le mystère de la disparition du King, mais que voulez-vous, c'est ce qui nous  fait grailler quand même, les filatures de maris jaloux et les dossiers de divorce. Finalement, une petite lampée de ce whiskey à la tourbe, droit comme un soldat au garde-à-vous et toujours fidèle dans le deuxième tiroir de droite, ne serait pas de trop pour un café aussi lamentable et une journée comme celle-ci...

 

 

Quand tu la vois arriver du bout de la rue, ça ronronne comme une benz, et ça ressemble à une belle américaine de la fin des années 50...

Michael Shannon est un homme comblé : un film avec Friedkin il y a quelques années (BUG) et une femme qu'on dit magnifique (Jessica Chastain, con!). Il travaille dans le bâtiment ou un truc dans le genre: ils sondent les terrains à construire ou un bazar dans le style. Il a une petite fille qu'on dit super-actrice (et sourde-muette), et la vie est chiche, la maison est belle, le pays resplendit, notre jardin est petit mais c'est le nôtre. Tout pour être heureux ? Oh que non ! Car notre malheureux héros dort de moins en moins sur ses deux oreilles et pour cause: il fait des rêves étranges et prémonitoires dans lesquels l'huile pleut à grosses gouttes, où les nuées bibliques se forment, et où l'Apocalypse dévastent tout ce qui respire. Shannon est-il complètement schizo ? Ou est-il le seul à pressentir la catastrophe céleste imminente ? En tout cas une chose est sûre: il va rénover et agrandir l'abris anti-ouragan dans le fond du jardin, quitte à perdre la confiance de son entourage.

 


Filmé en scope et en couleur, TAKE SHELTER veut incarner le pendant adulte et "arty" du genre fantastique moderne. OK. Dans les faits, Nichols, bonjour Monsieur, joue la carte de la "sobriété" et d'un classicisme certain: récit très introduit comme il faut dans les règles, Aristote 3.0, évènements contradicteurs, etc... C'est très sage, bien sûr et cela explique certainement et logiquement la popularité incontestable du film. La photo est sans fulgurance, juste correcte, et distille une atmosphère de fin d'été orageuse sans se forcer. Shannon n'est pas le dernier des débris, loin de là, on adhère plutôt au projet de départ, certes classique, mais qui semble foutrement bon à prendre. Dés le départ, on comprend bien qu'on va être plus proche du cinéma psychologique classique que de L'ANTRE DE LA FOLIE, bien sûr. Mais vous me connaissez, mon problème, c'est que je fais confiance en l'Humanité, et quand on travaille en privé, cette empathie anticipatrice, ce n'est pas bon. Heureusement, il me reste mon instinct, et quand je vois un client arriver, je suis assez distant de sa trogne pour être impitoyable ou froid comme le scalpel du chirurgien. Je donne sa chance à l'énergumène. Mais, je fais confiance en l'humanité, et la vie est chienne galeuse non-vaccinée. Et quand je pose les clés dans la coupelle, le soir venu, le néon du cabaret d'en face me stromboscope au ralenti comme un requiem "minimal tech" à la Bourboule. Et je me sers un autre verre en général...

 


TAKE SHELTER trouve son public pour une deuxième raison: comme SHAME quelque temps avant, il représente fort bien le cinéma d'auteur des années 2010 qui se veut plus racé, noble comme un lévrier: pas un poil de graisse, pas d'hystérie, de la photo "soignée"', de la ligne claire comme disent les Renseignements Généraux, de l'aventure humaine au coeur de l'intimité, et une envie de cinéma bougrement post-Sundance.

Alors oui, c'est du classique (ce qui nous jamais effrayé), mais que d'ennui. On retrouvre, là aussi point commun avec SHAME, un rythme très langoureux, ce qui nous a jamais effrayé non plus, mais assez plat, un peu comme une chanson populaire en forme de slow. On balance et chaloupe tranquilou, ce n'est pas désagréable (enfin ça gratte pas, quoi!), mais on sait 2 minutes à l'avance quand on va passer au refrain et quel en sera la mélodie. C'est exactement ce qui se passe ici: le rythme est monotone, au sens strict, sans aucune forme d'accident, et quand il se fissure, c'est exactement à l'endroit prévu par le balisage de l'autoroute, précisèment là où le GPS nous l'avait signalé trois kilomètres en amont. Ces fissures ce sont, rayez la mention inutile, les visions fantastiques, ou les moments de crispation thématique (l'argent, l'amitié, le naufrage du couple). Et ceux-ci sont très prévisibles et tellement annoncés à l'avance (la thématique du prêt par exemple, et ses conséquences, comme la "rédemption" dans SHAME d'ailleurs!) qu'il nous est, enfin il m'est, soyons honnête, jamais possible d'éprouver le moindre frisson. TAKE SHELTER, c'est une histoire d'effroi, de paranoïa, ça pourrait être du Philip K. Dick du quotidien et du père de famille. On en est loin. C'est plutôt de l'orgue de barbarie Gould. La carte perforée une fois installée, on se contente de tourner la manivelle, et ça roule "comme Papa dans Maman". Y a pas de mystère !

 

Le fantastique arrive quand il doit arriver, le personnage s'engueule au bon moment, le climax psychologique arrive bien comme il faut en début de 3éme acte (cf. la salle des fêtes), etc... Le cadre est trés gentillet, souvent frontal ou de profil, comme 96,57% des films modernes, le montage n'exprime rien de particulier, et ne s'enflamme qu'une fois, lors de la scène décisive où, justement, on est quasiment dans l'Affaire des Doubles-Rideaux. Et là, mon loulou, si tu n'as pas vu le film, passe au paragraphe suivant. Voilà qui est fait. Ce film ultra-balisé et calme, et donc bien loin de son sujet plus foufou sur le papier, devient surréaliste pendant quelques minutes lors de cette fameuse scène-clé où, sans trop en dire, le réalisateur nous dit "Non, non, non, en fait c'était ça" pour ensuite nous chanter dans un deuxième temps que "'Oui oui, oui, c'était exactement le contraire". Voilà pour le scénario. Car sur le terrain, donc dans la mise en scène, ce qui se passe c'est le contraire: "quand le scénario dit oui, la mise en scène dit non. Quand le scénario dit finalement non, le film dit oui!!! Bon alors bien sûr, on pourra dire que Monsieur Shannon a tout contaminé,que c'est le propre de 'univers schizoïde, etc. Mais laissons ça pour le dossier de presse. Je dis pour ma part que cette histoire de doubles rideaux me rappelent un autre film qui n'a rien à voir (et qui est largement, et sans conteste, bien plus mauvais): BASIC INSTINCT. C'est la blonde qui a fait le coup, et c'est aussi la Brune qui a fait le coup, et il n'y a pas de Rousse dans le film mais elle est l'unique coupable aussi, comme les deux autres! Ici, et ce sera le seul frisson, bien structuraliste, pour les focaliens les plus pervers et les plus à l'affût du Syndrome du Faisan (SDF, tiens! Métaphore dans le filet!), la grossiereté de l'écriture devient un peu plus folle par cette contradiction dans la mise en scène, là où Veroeven ne se prenait les pieds que dans la nullité de son scénario. C'est donc plus rigolo.

 

Bonjour à ceux qui nous rejoignent.

On déplorera aussi le choix de Michael Shannon malheureusement. Il a joué dans tous les films de Nichols, donc les deux doivent s'entendrent, mais de l'autre côté du mur comme disait la poéte, c'est à dire dans le siège du spectateur, on ne peut s'empêcher de penser à BUG autre film paranoïaque dont l'acteur principal était aussi Shannon. Mouais. En plus, s'il est souvent correct, certaines prises sont bougrement poussives,  et la scène de la salle des fêtes qui doit bien être difficile à incarner ceci dit,  avance péniblement. Chastain ne dégage rien de particulier. Fermez le ban.

Un rythme monotone, des acteurs ni brillant ni mauvais, un scénario qui annonce tout bien en amont (quelquefois une heure avant!), une réalisation et une écriture qui se veulent épurées mais qui ne sont qu'intentions, "idées papier" et surtout huile de coude (on voit les coutures), etc. TAKE SHELTER arrive à peu près à l'opposé du but: c'est long, simplet, pas très profond, mais pas non plus assez effarant ou surprenant pour qu'un certaine poésie l'emporte. Avec un sujet qui rappelle fortement EMPRISE, le beau film bien plus punk (et pourtant classique aussi!)  de Bill Paxton, et violemment critiqué aujourd'hui encore, Nichols réussit à faire un film sage et sans vague. Voire d'une personnalité tiédasse. Quand on veut faire un projet épuré, il ne fait pas faire sa fausse modeste: il faut charger le film à mort, tout incarner à l'écran, déchaîner la mise en scène, tourner toutes les scènes les plus folles. Puis sur la table de montage il faut retirer, retirer,  et retirer. C'est le conseil en or de la décennie: pour faire épuré, il faut préparer un truc "genre péplum" et tout enlever !


Et si TAKE SHELTER n'est pas le plus mauvais film du monde, on peut se demander pour quelle raison, ces derniers temps, les cinéphiles (très poussés par la critique officielle toujours plus mal en point) acclament des films arty, sobre et indépendant comme celui-ci qui n'ont pourtant rien de spécialement remarquable, mais dont on peut dire qu'ils ont en commun d'établir une esthétique assez comparable et qui vise au plus "coulant" ou plutôt "coolant". Comme dans le gros cinéma blockbusteriens, en somme, de ...BENJAMIN BUTTON à SPIDERMAN 1/2/3, il s'agit de faire un cinéma classique et efficace et respectueux, et  de  débarrasser le film de tout enjeu véritablement "dramatique", dans tous les sens du terme. Et dans tous les cas, les films sont bien tièdes et fades.

 

J'ai égaré un article récemment écrit sur le film SPLICE de Vincenzo Natali et c'est dommage. Car SPLICE est l'antithèse exact de ce cinéma à la TAKE SHELTER. Il s'agit de reprendre des prendre des formes fantastiques très classiques, mais multiples, en faire un ensemble protéiforme, éclater la structure, et finalement se réapproprier personnellement le film, en faire quelque chose d'unique. Natali avait en cela une démarche nettement plus intéressante bien sûr, mais également plus proche d'un cinéma pré-Sundance sans doute perdu aujourd'hui qui carburait au lyrisme, à l'énergie, et à la générosité des idées. On peut légitimement avoir, pas trop longtemps mais quand même assez longtemps pour l'énoncer, une pensée nostalgique et ému envers Yuzna, Henenlotter et Gordon par exemple. Et il faut également garder à l'esprit que pendant ce temps-là, notre chouchou PONTYPOOL ne sortait pas en salle, par exemple. Ni THE FALL, ni SOUTHLAND TALES, ni d'autres films dont nous allons bientôt parler. Etre méchant avec tel ou tel cinéma n'est évidement pas un but ni une raison d'être, mais  sans monter des crucifix, je reste étonné de l'indulgence pour ces nouveaux films "d'auteurs" aseptisés qui sont finalement déjà terminés quand le scénariste à mis le point final à son script.

 

Et en résolvant cette affaire, je me doutais que c'était l'arbre qui cachait la forêt et qu'en dévidant la pelote emmêlée qui s'étalait mollement devant moi, j'allais découvrir des choses bien plus scandaleuses qui ébranlerait le pays entier... A suivre, me dis-je in peto.

 

 

Dr Devo.

 

 

 

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Publié dans Corpus Filmi

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L
<br /> Je pense pour ma part qu'il y a un parallèle à faire avec JUSQU'AU BOUT DU RÊVE. Sur un sujet très différent, les deux films comportent beaucoup d'éléments en commun : une famille moyenne dans<br /> l'Amérique rurale, confrontée aux difficultés financières et sociales; le père de famille se lance dans un projet absurde (ici l'abri anti-tornades au lieu du terrain de baseball), projet initié<br /> non plus par des voix, mais par des rêves et hallucinations, son entêtement incompréhensible et irrationnel mettant à mal sa situation et son couple.<br /> <br /> <br /> Bien sûr, la grande différence entre les deux films est que dans JUSQU'AU BOUT DU RÊVE, film plus léger et plus optimiste, l'argument fantastique est avéré en fin de course, tandis que dans TAKE<br /> SHELTER, la réalité des prémonitions du héros reste plus qu'ambivalente. Si pas mal de spectateurs semblent avoir été frustrés d'être privés d'un final dévastateur, j'avoue que les choix du<br /> réalisateur m'ont convaincu, et illustrent bien la tentation du repli sur soi, de la peur paranoïaque de l'autre - je ne suis pas surpris que le plan final soit situé au bord de l'océan. <br />
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M
<br /> Ha que ça fait du bien ce genre de texte ! Merci !<br /> <br /> <br /> Je suis pourtant en désacord avec pas mal de chose :la photo par exemple me semble quand même extrêmement réussie, le son pareil, le jeu d'acteur...<br /> <br /> <br /> Je pense aussi que tout le fascinant du film est dans la catastrophe qui arrive au personnage, pas tant ses crises d'angoisses que les conséquences qui prennent la forme de nuages bien noirs à<br /> l'horizon pour cette famille, à savoir comme le dit son frère que dans ce système économique on n'a pas le droit à l'erreur.<br /> <br /> <br /> Les frayeurs du personnage constituent un enjeu narratif qui permet de traverser en parralèlle la peur eschatologique inconciente américaine mais aussi tous les poits d'ancrages de la société qui<br /> sont incapables de stabiliser ses malades (la mère du héros a été recluse elle-même dans un shelter). Concrètement le fou s'appauvri, le banquier fait signer des hypothèques, l'employeur ne fait<br /> pas de suivi social, l'assurance maladie ne soutien pas un chômeur, les vendeurs font leur beurre tranquilement sur le marché de la peur... Et le tout sans que la réalisation ne caricature ou<br /> n'accuse qui que ce soit (un peu à la the Wire).<br /> <br /> <br /> Là où chez Emmerich la catastrophe c'est la jouissance (et permet de recréer un idéal pionnier américain), ici la catastrophe est insidieuse, pénètre même la sourde qui n'entend pas les<br /> élucubration de son fou de père. C'est très triste tout ça...<br /> <br /> <br /> Conclusion du film : L'épisode schizophrénique est fatal. Pour toute la famille. En fait c'est comme Sicko de M.Moore en réussi.<br />
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D
<br /> Alors là, on peut dire que je ne suis paaaaaas du tout d'accord !<br /> <br /> <br /> Je pense aussi que SOLARIS de Tarkoski est un film qui va à 15 à l'heure (avec une superbe progression vers 27km/h à la fin) et qu'il a un rythme fou !<br /> <br /> <br /> Enfin, je ne crois pas que le heros d'un film doivent dicter sa forme au film. je crois queça doit être le realisateur qui dictate!<br /> <br /> <br />  <br /> <br /> <br /> Bisous!<br /> <br /> <br />  <br /> <br /> <br /> Dr Devo.<br />
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D
<br /> Un petit éclairage supplémenatire sur ce film.<br /> <br /> <br /> Le scénario a été clairement écrit par un spécialiste du survivalisme, qui est une préoccupation connue aux USA, mais pas vraiment en Europe ni ailleurs.<br /> <br /> <br /> Au point de vue des informations fournies, le film montre une surréaction classique, chez les gens qui débarquent dans cette démarche/hobby/vision des choses. Il y a ce travers typiquement<br /> américain de s'endetter pour un avantage à court terme, dette qui souvent nullifie à long terme cet avantage. Pour des gens avertis, la scène de l'achat des "masques à gaz" est quelque chose qui<br /> est très vraie, et qui a été vécue ou vue par le scénariste.<br /> <br /> <br /> Au point de vue de la réalisation, ce temps très long est là aussi exactement ce qui correspond au sujet traité. Il y a un contraste énorme entre la violence des rêves, et de la catastrophe<br /> anticipée, choses qui suscitent l'urgence, et le temps terriblement long de la vie ordinaire. Le film se situe sur quelques semaines, mais c'est parce qu'il ne peut pas se situer sur des années :<br /> finalement, on est obligé de « faire vite » pour illustrer l'inertie psychologique.<br /> <br /> <br /> Entre le temps démesurément long de la vie, et la fugacité extrême de l'urgence (très bien traité dans le film, car on ne voit quasiment rien de l'urgence, autant en fait que si on y était, et<br /> pour autant de temps), il y a les actes du héros. Il est englué jusqu'à l'immobilisme dans sa vie, sa famille, sa société. Et il faut parfois des actes démesurés pour faire bouger les choses (le<br /> container etc.).<br /> <br /> <br /> Le film ne bouge pas parce que la situation du héros ne bouge presque pas. Personne ne l'aide sur le fond du problème. Comme dans le proverbe « Quand le sage montre la Lune, l'idiot regarde<br /> le doigt », son entourage ne s'intéresse qu'aux épiphénomènes, qu'aux choses immédiatement visibles et immédiatement jugeables.<br /> <br /> <br /> SPOILER<br /> <br /> <br /> Y compris sa femme, qui prend encore un ton « psychanalytique »envers son mari presscient alors même qu'elle est dans cet abri qui peut-être lui a sauvé la vie !<br /> <br /> <br /> END SPOILER<br /> <br /> <br /> On a donc ce brave américain moyen, en train de doucement boire la tasse économiquement (comme tout le monde), qui se démène seul face à la menace, qui oeuvre pour les siens, et qui n'en<br /> recevrait aucune reconnaissance s'il devait avoir vu juste.<br />
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