CLERKS II, de Kevin Smith (USA-2006) : Je Me Fous Complètement de ma Réputation (Une Nouvelle Génération)

Publié le par Dr Devo

[Photo : "La Ballade de Bruno" par Dr Devo d'après une photo du réalisateur Bruno Mattei.]

 

 

Chers Focaliens,


C'est assez rigolo, l'autre jour je discutais avec un type qui est la connaissance d'un collègue en fait, et très vite, la conversation se porte sur le cinéma. La question fatale finit par tomber : "T'as vu quoi de bien dernièrement ?" Et il se trouve que la dernière chose bien au cinéma était L'ÉCOLE DES DRAGUEURS. Grimace en face, bien sûr, quand j'ajoute que j'aime énormément les films de college. [Entendu dans la bouche d'un autre collègue, à mon propos, sans aucune agressivité d'ailleurs : "Ouais, mais lui, il aime bien les films de college...", la partie importante de la conversation étant les trois points de suspension...] Tout auréolé de mon article sur THE PICK-UP ARTIST de James Toback, et de la dialectique prettywomanienne que j'y développais, je me suis à réfléchir tout haut, et en suis venu à la conclusion suivante qui, bien des jours après, me paraît d'une justesse absolue et d'une formulation exacte, prenez des notes : "Au final, les films de college sont les seuls films populaires, et même les seuls films tout court à prendre de manière complètement [le mot important ici est complètement] adulte, réaliste et lucide les relations sentimentales et tout ce qui va avec (flirt, amitié, amour, rapport homme/femme, et sexe bien sûr), là où le cinéma traite ces sujets uniquement sous la forme romantique, ou en opposition à la forme romantique". Je persiste et je signe. Si les films de college sont sentimentaux, et pas qu'un peu, ils évitent en général tout romantisme, toute approximation et se concentrent sur l'essentiel de la vie amoureuse et/ou de flirt, et font montre dans presque tout les cas d'une délicatesse, d'une franchise douce et/ou dure, et d'une pertinence que le cinéma en général a largement vidé de son sens, a stylisé à l'extrême jusqu'à en rendre caduques les codes ancestraux en la matière. Ce n'est pas dans les bluettes de Julia Roberts et autres QUATRE MARIAGES... (Souvenez-vous de l'incroyable putasserie concernant le traitement de certains personnages, la loufoque et les homos notamment, là où seul le couple royal Roberts-Grant avait accès à l'amour chevaleresque hollywoodien, classant ainsi la population en deux catégories : hommes et femmes parfaits d'un côté, et moches irrécupérables de l'autre...), ce n'est pas là, dis-je, qu'on va trouver un regard adulte qui ne nous prenne pas pour des neuneus ou des lecteurs Harlequin. Maintenant comparez avec un ...FERRIS BUELLER ou encore un BREAKFAST CLUB. Il n'y a aucunement photo. Mais ce n'est pas tout. Dans une de ses dernières notes, Zohillof, webmestre de l'indispensable site (à peu près le seul décent) sur le cinéma KUHE IM HALBTRAUER, met carrément le doigt sur ce paradoxe, d'une manière décalée mais essentielle. Le vrai cinéma du réel, en quelque sorte, le seul qui crée une réalité mature, le seul qui soit "un regard porté sur le monde contemporain" (pour reprendre la fameuse chimère dégoûtante des dossiers de presse des films art et essai), c'est sans nul doute le film de college, et basta. Il y a plus de choses pertinentes, voire touchantes et bouleversantes, plus de choses qui parlent de notre vraie vie réelle et difficile dans un film avec Ben Stiller que dans n'importe quel autre film social ou sentimental ! Une parenthèse : la théorie se confirmait quelques jours plus tard lorsque je voyais UN DUPLEX POUR TROIS (les distributeurs français sont formidables ! Quel titre nullasse !) avec Stiller justement et Drew Barrymore, réalisé par le décidément excellent Danny DeVito (qui, au passage, est en train de faire, loin de tout sunlight ou de toute protection critique, un parcours de réalisateur vraiment très bon, et qui ne sera sans doute jamais défendu par les CAHIERS... et consort). DUPLEX (titre en V.O., plus acceptable) parle d'énormément de choses fondamentales qui nous sautent à la figure tous les jours, dans la vie quotidienne dès l'instant où l’on pose un pied hors de son lit : pression sociale, pression humanitaire (la petite vieille qui demande qu'on fasse ses courses) et bien sûr, le gros problème de ce XXIe siècle, celui par qui tout arrive : le scandale absolu de la crise du logement ! Et bien, les amis, ce n’est pas chez Bonitzer ou dans le cinéma français qu'on trouverait une telle pertinence. En plus le film est drôle et mis en scène de manière complètement propre... Suivez mon regard...

Rattrapons-nous donc, vite fait, pour qu'il reste une trace sur ce site... Nous avons pu voir ces dernières semaines trois choses affiliées au film de college (bien que ce ne soit que des film affiliés à ce genre dont je propose qu'on ne les appelle plus college ou teenage movie mais "adult movies", ce qui pourrait permettre au genre de trouver, enfin, une issue et de sortir du mépris public et critique dans lequel on le plonge quasiment unanimement... Ceux qui doutent peuvent faire l'expérience, comme moi, de dire qu'ils adorent les films de college et que ça leur paraît être un des genres les plus importants, et vous verrez la galerie de grimaces ou encore le silence qui accueillent la proposition... Ce qui prouve aussi que les adult movies ne sont pas prêts d’être acceptés pour ce qu'ils sont de sitôt, comme l'ont été les films d'horreur, les comédies, la science-fiction, etc.).

Tout d'abord CLERKS II de Kevin Smith, suite du film "cultissime" que je vis à l'époque et dont je ne gardais pas un souvenir mémorable. Depuis, plus récemment, je regardai, sur l'invitation du Marquis, les films de la série des Jay et Silent Bob (les fameux personnages issus de CLERKS 1 qu'on retrouve bien sûr ici), films commerciaux malins, très non-sensiques, mis en scène de manière assez propre. Ce fut assez bizarre de me retrouver devant CLERKS 2 pour ces raisons.
Les personnages ont vieilli depuis le premier épisode. Dante et Randall, maintenant largement trentenaires, continuaient de travailler à la supérette de CLERKS 1, jusqu'à ce que ce que Randall, abruti geek sur le mode grungo-skattiste, y mette involontairement le feu. On retrouve nos deux héros un peu plus tard. Ils ont retrouvé du travail dans une espèce de petit sous-MacDo local, managé par la pétillante Rosario Dawson (qui est une des bonnes raisons d'aller voir le prochain Tarantino, la semaine prochaine !), avec qui d'ailleurs Dante a une relation très complice. Les deux sont potes. [Tiens, au passage, citez-moi un film français ou américain où un mec et une fille du même âge sont potes et qui ne soit pas traité sous le mode gnan-gan... Bon courage... Ne cherchez pas trop longtemps !] Et pour Dante, les choses vont changer. Il va se marier avec une femme de son âge, assez jolie et très sexy, qui bizarrement s'intéresse sincèrement à lui. Avec une telle compagne, très largement sur-coté au "Marché de la Viande" (très belle expression de notre ami Bernard RAPP que je reprends ici à mon compte), Dante partage s'apprête à partager sa vie avec une femme dont personne n'aurait soupçonné qu'elle puisse s'intéresser à lui. Elle est issue d'une famille riche (en plus !), et Dante est sur le point de quitter le New-Jersey pour aller s'installer avec elle, et bien sûr, le film commence quelques jours avant le déménagement, et quelques mois avant le mariage probable. Au grand dam de Randall, bien entendu, qui sait très bien qu'il va perdre son plus grand (son seul ?) pote. Une page va se tourner, sans doute celle de l'entrée définitive et tardive dans le monde adulte. Mais même à 30 ans bien passés, voilà qui ne se fait pas sans problème... Il va falloir un peu nettoyer la poussière sous le tapis.

Pour me faire plaisir, uniquement à moi, après la petite saynète d'introduction, Kevin Smith fait son générique avec une chanson de TALKING HEADS dévolutionniste (dans le texte du moins ; il s'agit de NOTHING BUT FLOWERS en l'occurrence), et en ce qui me concerne, c'est un peu comme si je me retrouvais chez moi, sensation pas si commune au cinéma. Plus sérieusement, même si CLERKS 2 n'est pas un chef-d'œuvre, comment ne pas tomber sous le charme bedonnant de la chose ? En ce qui concerne la mise en scène, il n'y a pas grand chose à dire, ce n'est pas inventif, c'est soigné sans plus. Le cadrage n'est pas très beau, la lumière fonctionnelle (hormis les plans entre chien et loup quand Dante prend sa voiture pour se mettre à la recherche de Rosario Dawson). Le dialogue, c'est du champ/contrechamp tout bête. Bref, c'est du film de série, pas d'étincelles de ce côté là. Les films de la série JAY ET SILENT BOB sont plus richement dotés de ce point de vue. Pour le reste, même si on garde, à la grande satisfaction des fans hardcore, les conversations anecdotiques du premier épisode, les choix sont plutôt bons. Rosario Dawson est très bonne (avec un jeu précis mais un poil ouvert peut-être) et place le film sur le terrain sentimental ave beaucoup de délicatesse. Le sujet permet aussi par rebonds de mettre le doigt sur quelque chose de peu abordé : l'insertion difficile et douloureuse des petits mâles sans intérêt et sans qualité [les ploucs comme vous et moi (et j'inclue là-dedans les lectrices de Matière Focale également), quoi !] qui, en plus, ont la malchance d'être au plus bas de l'échelle sociale. Car CLERKS 2 est principalement, et ça fait du bien, un film sur les ploucs, et sur le monde ouvrier et pas du tout sur le modèle petit-bourgeoisiste habituel. Premier bon point. L'autre chose étonnante est la délicatesse absolue, voire la classe totale de la scène d'amour. Alors là, c'est tout bonnement à pleurer. Smith, bien malin et plein de tact, a fait ce que personne ou presque ne fait, et avec la tendresse la plus absolue, en plaçant la scène de la déclaration d'amour dans un endroit hautement stratégique. Et on se retrouve avec une scène qui est sans doute une des plus touchantes déclarations de l'histoire du cinéma. C’est en effet en plein show zoophile (oui oui !) que Smith fait se déclarer son personnage principal. Rosario Dawson, de son côté et c'est ça, c'est la cerise sur le magnifique gâteau, ne s'arrête pas de jouer, et ne tombe pas dans l'acceptation gnan-gnan. Elle lui dit : "Je t'écoute, c'est très important ce que tu me dis, mais je veux voir ce show !". Vulgarité extrême et sentiment noble au même moment, je dis "la classe !". C'est peut-être un détail pour vous, mais pour moi ça veut dire beaucoup. Ce faisant, Smith prouve qu'il a absolument tout pigé au cinéma. Pas de violons, pas de surenchère émotive, pas d'exaltation dégueulasse et opportuniste du sentiment amoureux. Par ce choix, le réalisateur envoie balader tout les films hollywoodiens (dont certains et même beaucoup sont réalisés en Europe, ne l'oublions pas ! Le terme "hollywoodien" désigne un genre et non pas une situation géographique). On appelle ça la pudeur, un peu comme celle de Blier d'ailleurs. Débarrassé de tout chantage affectif ou à l'émotion, laissant son spectateur libre de toute pression, Smith donne une force incroyable à ces paroles d'amour, qui du coup, par la multiplicité des actions (le show zoophile et la déclaration) crée une vrai dynamique autour de sentiments mêlés (car le système hollywoodien ne met jamais le doigt ni sur l'ambivalence, sur le mélange des sentiments que pourtant nous ne cessons d'expérimenter dans la vie de tous les jours. Un sentiment n'est jamais seul, et s'accompagne d'autres sensations ou réflexions. Le cinéma hollywoodien, et spécialement le cinéma français et européen, ne savent exprimer au mieux qu'une idée ou qu'un sentiment à la fois (le plus souvent un ou deux, par film je veux dire, pas par scène !). Ce qui se retrouve dans le jeu d'acteurs d'ailleurs, très fade de ce côté de l'Atlantique. Ici, un acteur n'exprime jamais qu'une émotion. Aux USA, pays béni de ce point de vue, c'est rarement le cas, même dans les films de série. Ceux qui veulent approfondir cette question peuvent le faire en regardant (par pitié, en V.O. !), la série FREEKS AND GEEKS, série de college fabuleuse produite par Spielberg (!), où les acteur souvent jeunes (entre 12 et 20 ans) expriment toujours et sans jamais s'arrêter une foultitude de sentiments, écrasent sans aucune forme de contestation possible nos meilleures comédiens. On peut aussi voir dans l'édition Criterion du magnifique RUSHMORE de Wes Anderson, pour une fois, les bonus passionnants concernant les auditions camescopées des futurs acteurs du film, notamment celle de l'actrice Sara Tanaka, qui vous fera comprendre en quinze secondes tout ce que j'essaie de vous expliquer ici laborieusement, fermons la parenthèse). Pour en revenir à notre scène, Smith fait, en fait, ce qu'il faut et gagne sur tous les plans : il montre que la Dawson est avant tout la pote de Dante et que c'est dans cette complicité que se joue la chose. Il montre un personnage féminin, loin du gnan-gnan habituel, loin de la caractérisation en mode "Sissy Impératrice", c'est-à-dire qu’il montre, enfin, enfin, enfin (ENFIN !!!!!!!), un personnage féminin crédible et sensible, et non pas un archétype. De plus, la scène est évidemment reliée aux scènes parlant des pratiques sexuelles bucallo-annales, très potaches, qu'on a vues en amont. De la potacherie naît le diamant. C'est magnifique. Et d'une franchise, d'une, osons le mot, maturité tout à fait remarquables. Rien que pour cette scène, le film vaut le déplacement. Inutile de préciser qu'elle est extrêmement touchante, et qu'elle provoque une émotion incroyable. Les plus sensibles pourront apporter un kleenex. [Et puis, tout bêtement, ça fait du bien de se faire traiter en adulte au cinéma !]
Sinon, signalons le soin apporté aux personnages secondaires. Le personnage du puceau jacksonnien et religieux est formidable et très bien joué. C'est bien vu. Ça et là aussi des moments de comédie et de jeu vraiment superbes : comme par exemple le conflit avec le couple noir, grand moment d'acteurs. [Où ils ont trouvé cette bonne femme ? Elle est géniale !] Dans ce soin aux seconds rôles toujours placés à des points décisifs, on retrouve une certaine filiation entre Smith et les frères Farrelly, ce qui n'est guère étonnant, mais va mieux en le disant. [Chose qu'on retrouvera dans L'ÉCOLE DES DRAGUEURS, et que je développerai dans un prochain article : la réintégration des corps normaux au cinéma, sujet très très important, aussi bien sur le plan cinématographique que sur les plans social ou démocratique !]

Pour le reste, je vous laisse découvrir CLERKS 2, qui est un bon film de divertissement tel que ces films devraient toujours l'être dans un monde focalien : adultes, respectueux de l'intelligence du spectateur, drôles et touchants. C'est déjà pas mal.

Sentimentalement Vôtre,

Dr Devo.
 
Retrouvez d'autres articles sur d'autres films, en accédant à l'Index des Films Abordés : cliquez ici !

Publié dans Corpus Filmi

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article
G
J'ai longtemps eu le desir de me plonger dans l'univers de Clerks, de par sa reputation d'objet geek, fait par des geek, pour les geek. Et l'experience Dogma m'ayant plu c'est par un heureux hasard que je me plongea dans ce fabuleux film (sans en avoir vu le premier episode, ce qui sera fait d'ici peu). Votre critique est trés juste et ça fait du bien de trouver quelqu'un pour considerer ce film comme hautement emouvant. Au delà de l'aspect geek-attitude que j'attendais (et je n'ai pas été deçu, la scène du debat sur le seigneur des anneaux m'a bien fait rire), c'est à une vaste reflexion sur la vie, l'amour et l'amitiée que j'ai assisté. Et le tout sur un mode leger, tellement leger que bien d'autres personnes ont du mal à voir à quel point ce film est emouvant. Tout dans ce film suppose un état de crise, enchaînant des passages de plus en plus primordiaux en crescendo (la visite de "cornichon brun", la danse sur le toit, la sequence zoophile et, pour finir, la grande revelation en prison...). Au delà de l'humour et du potache, voire (comme vous le soulignez justement) par l'humour potache, le sentiment le plus desinteressé peut naître. Oserai-je mettre en comparaison le film avec La folle journée de Ferris Bueller, ou Dante serait une sorte de Cameron qui aurait besoin de son Randall/Ferris pour finalement ouvrir les yeux sur sa condition et decider de prendre sa vie en main. Dante se retrouve dans le scenario du gentil robot qui prefere laisser sa future epouse tout decider pour lui. En tout cas ça fait plaisir de voir un réalisateur nous prendre en adulte, c'est clair !
Répondre
R
merci docteur Devo, vous me confirmez que j'ai bien fait d'acquérir au moins un film de Kevin Smith dans ma maigre dvdthèque! j'ai hâte d'aller le voir !ça fait du bien de savoir qu'il y a des gens de notre génération  qui sont capables de faire des merveilles.
Répondre