LE COUTEAU SOUS LA GORGE de Claude Mulot (France, 1986) : Visite dans les territoires oubliés

Publié le par Docteur Devo

(photo: "La Zone" par Dr Devo d'après une image du film LA NUIT DES TRAQUEES de Jean Rollin)

Chers Amis,
 
Le vote c'est bon, mangez-en. À l'occasion du vote de demain et, il faut bien le dire, par négligence et ne m’étant pas réinscrit sur la liste électorale de ma nouvelle commune (car j'ai déménagé cette année, comme ça vous savez tout), me revoilà dans les Territoires de l'Ouest, région de mon enfance. Mais les nuages ont des contours argentés, et voilà, par ce voyage, l'occasion de passer quelques temps chez le Marquis, et de se faire quelques bonnes petites soirées à regarder quelques chefs-d’œuvre et autres incunables, et à constater les proportions gargantuesques qu'est en train de prendre sa dévédéthèque qui contient plusieurs milliers de volumes maintenant. Il y a du Bergman, il y a du Welles, mais aussi du rare (José Mojica Marins, le génial brésilien),  de la série B, de la série A et de la série Z en veux-tu en voilà, faisant de son chez lui l'endroit le plus éclectique, et à mon sens le plus complet du monde. La Cinémathèque Française est là, bien cachée. Et il a du talent, le Marquis, bien qu'il vive dans une ville moyenne, pour dénicher des DVD à des prix défiant toute concurrence sur le marché de l'occasion. Quand il va au Cash-converters local, on lui dit "Bonjour Monsieur", et on lui montre les DVD pas encore en rayon, sous le comptoir, tel Jacques Fabre allant chercher les meilleurs arômes, au fond du magasin du péon local !
 
Dans les nouveaux arrivages en ce moment, mais ce n'est pas toujours le cas, peu de série A chez le Marquis, et beaucoup de films plus improbables les uns que les autres, petits bijoux inconnus ou gros ratages flamboyants, il y a de tout et pour tous. Homme de goût et homme de classe, le Marquis laisse choisir l'invité, moi en l'occurrence. Pour cette soirée splendouillette, où fut d'ailleurs servi du pop corn sucré (la classe), voilà ce que je découvris, tel un héros de chez Lovecraft, n'en croyant pas mes yeux devant de tels monstres... et perdant à moitié et délicieusement la raison.
 
La jaquette du COUTEAU SOUS LA GORGE, le film de Claude Mulot (jamais entendu parler, "ce n'est pas son meilleur" dit un lecteur américain de IMDB.com !) avec Brigitte Lahaie, nous promet un "suspense dans la lignée des premiers giallos d’Argento", rien que ça ! Ainsi, il y avait un type en France, il s'appelait Mulot quand même, et il réalisait des chefs-d’œuvre dans la lignée de L’OISEAU AU PLUMAGE DE CRISTAL et des FRISSONS DE L’ANGOISSE, et je n'en savais rien ! Scandale ! Il fallait réparer cette lacune et rendre hommage à ce réalisateur bien ignoré dans son propre pays.
En plus, Brigitte Lahaie est une femme tout à fait sympathique, non pas parce qu'elle a été la première actrice porno médiatisée, mais parce que, et on le sait peu, dans les années 80, parallèlement à sa carrière dans le cinéma X, elle faisait du cinéma traditionnel (B ou Z), du cinéma de genre, notamment grâce à notre ami Jean Rollin (Bonjour Jean, j'espère que vous allez bien) qui prit très au sérieux son potentiel d'actrice (sans ironie, même si Rollin a aussi utilisé son potentiel érotique, mais plutôt dans une perspective "gothique", disons à défaut de mieux, que dans une perspective salace ou commerciale). Et cette année, lorsque je vis CALVAIRE de Fabrice Du Welz, force était de constater que, malgré le petit rôle qu'elle avait dans le film, elle était excellente. Bref, Lahaie est quelqu'un de très sympathique.
 
Ça commence par une femme qui court, qui court, qui court dans les rues de Paris, en criant, poursuivie par d'invisibles poursuivants. La séquence dure trois bonnes minutes ; elle trouve refuge dans un commissariat où elle annonce qu'elle vient de se faire violer par trois hommes. Tout le monde dans le commissariat lui rigole au nez ! Apparemment, c'est déjà la troisième fois ce mois-ci ! La jeune fille (Florence Guérin, vue dans LE BOURREAU DES CŒURS avec Aldo Maccione, LE DECLIC, et DEMONS 6, quand même), à moitié nue sous son imper, est une grave mythomane. Brigitte Lahaie est directrice artistique dans un magazine érotique aux photos "scandaleuses". Et Florence Guérin est l’une de ses deux modèles favorites, qu'elle fait prendre en photo par un photographe acariâtre, humiliant et boiteux (ben oui), au caractère détestable, mais qui sait s'y prendre pour faire des photos qui se vendent. Un soir, la petite troupe (Lahaie, les deux mannequins et le boiteux photographe), vont faire des photos olé-olé (très softs) dans un cimetière, sous les yeux du Conservateur (sic !???! En fait, le gardien ou l'administrateur du cimetière, je suppose) qui a bénéficié d'un gros pot de vin pour laisser Lucie faire et pour fermer les yeux sur la séance de poses clandestines. Le Conservateur regarde la séance de travail mi-horrifié, mi-dégoûté et mi-attiré ! Le lendemain, il agresse une jeune femme, encore tout chamboulé de désir, la tue et se jette sous un camion. Euh...ouaip. Bon, ça fait 25 bonnes minutes que c'est commencé et on ne sait toujours pas de quoi ça parle ! Ca vient, ça vient, t'inquiète pas petit. Les jours suivants, Florence Guérin se fait agresser dans son appartement, ou du moins c'est ce qu'elle croit, par un homme inconnu. Evidemment, Lahaie, sa patronne ou Natasha Delange, sa collègue, ne la croient pas. À force de crier au loup, plus personne ne la prend au sérieux. Mais elle continue à recevoir des coups de fil anonymes (assez hilarants en fait), et surtout le photographe se fait tuer ! Le début d'une étrange traque commence…
 
Comme vous le voyez, c'est assez difficile à résumer correctement, l'intrigue ayant du mal à se lancer, et surtout l'aspect incertain de la narration nous laissant souvent dans le flou artistique. Pendant deux bonnes bobines, les scènes s'enchaînent comme dans un épisode de VOISINS VOISINES, sans que l’on sache très bien où il veut en venir, notre ami Mulot, dont c'est le dernier film. Il perdit la vie cette même année 1986 en se baignant (ce qui rend LE COUTEAU SOUS LA GORGE bien prémonitoire !). Réalisateur des films SEXYRELLA (RIEN FAIRE ET LES SEDUIRE) en 1968, son premier film, on lui doit également C'EST JEUNE ET ÇA SAIT TOUT (en 1974, avec Jean Lefebvre, Michel Galabru, Darry Cowl, Michel Audiard (!), Daniel Ceccaldi et l'oubliée Christine Fabréga, fabuleux casting), LE SEXE QUI PARLE (en 1975, avec des gens), et le fameux LE JOUR SE LEVE ET LES CONNERIES COMMENCENT (en 1985, avec Maurice Rich, Jacques Legras, Philippe Castelli toujours excellent, Jane Chaplin (fille de ?), Henry Guybet et Johnny Hallyday, excusez du peu, et dont vous pouvez ne pas aller voir QUARTIER V.I.P, que je suis allé voir pour vous et qui est complètement nul !).
Mais Claude Mulot, c'est aussi le célèbre scénariste de MARCHE PAS SUR MES LACETS (magnifique, ce titre, un film du regretté sinon regrettable Max Pécas !), le fameux ENTRECHATTES déjà évoqué ici (quel autre site internet peut vous parler aussi bien de Tarkovski que de Claude Mulot, et peut se permettre de citer deux fois, et dans deux articles différents, le film ENTRECHATTES, hein ? C'est pas beau, ça ? C'est pas dans Positif ou Les Cahiers que ça arriverait !), ON EST VENU LÀ POUR S'ECLATER (en 1979, et dont le titre allemand est, je vous le rappelle, HOTDOG AUF IBIZA, mon titre de film allemand préféré avec ZOMBIE UNTER KANNIBALEN), et bien sûr EMBRAYE BIDASSE ÇA FUME (1978) de Max Pécas, avec Coralie Clément (dont la biographie dit qu'elle est née en 1982 alors que ce film est de 1978, ce qui fait d'elle le plus jeune pré-fœtus de l'histoire du cinéma !). N'oublions pas non plus les beaux scénarios de ILS SONT FOUS CES SORCIERS (1978, de George Lautner quand même, dont le titre international est WHO IS THAT SPLASHING IN THE MEDITERRANEAN, je cite), MIEUX VAUT ÊTRE RICHE ET BIEN PORTANT QUE FAUCHÉ ET MAL FOUTU (1980, du regretté Max Pécas) et le célébrissime ON SE CALME ET ON BOIT FRAIS À SAINT-TROPEZ (1987, encore du regretté Max Pecas).
 
Si avec ça, Google ne m'apporte pas 1000 lecteurs supplémentaires par semaine, c'est à n’y rien comprendre.
 
Revenons, après ce vibrant hommage, au COUTEAU SOUS LA GORGE. Le film est tourné avec assez peu de moyens, mais quand même plus que chez Jean Rollin (que, très sérieusement cette fois, le Marquis et moi-même adorons, et que nous avons même rencontré !). Le scénario donc est bien confus pendant 20 ou 30 minutes, ce qui plonge le spectateur dans un état second pas désagréable, émaillé de répliques assez splendouillettes dont ma préférée, anonyme sur le coup et complètement improbable à la réflexion, cinq secondes après : "Je t'en prie, ne sois pas exaspérée" !  Ensuite, l'intrigue se tourne vers le thriller ou suspense, sans qu'on pense forcément au fantastique, malgré une étiquette giallo surlignée en gras, et même une citation d’INFERNO de Dario Argento. Le montage est souvent fait de manière gentiment improbable, avec des coupes très sèches et quelquefois impromptues, assez amusantes, comme on n’en fait plus. Question photographie, les scènes de nuit, plutôt nombreuses, sont très sombres et peu réussies, tandis que, par-ci par-là, les scènes de jour ont de bons moments (l'agression de la jeune fille par le conservateur, ou les abords de l'appartement de Florence Guérin avec de jolies couleurs automnales et plutôt bien cadrées au grand angle). Le rythme global est assez improbable, plutôt lent, avec des scènes de meurtre un peu sous Prozac ou tout du moins pas spécialement nerveuses et étonnantes (question de budget là aussi, sans doute), et en tout cas très loin de ses modèles italiens. Le cadre est assez anonyme, mais on peut citer quand même un tic hypnotique  et très incongru consistant, dans les plans larges en extérieur, à faire systématiquement un panotage de la caméra vers le ciel ! La musique a son importance, au synthé d'époque (comme on en trouve souvent aussi dans les productions TROMA), se basant sur des phrases semi-mélodiques d'une douzaine de notes (quasiment de la musique dodécaphonique, quoi !) qui se répètent en variant quelque peu, ce qui contribue à cette impression de limbes à moitié charmante, à moitié endormante, et auxquelles les plus extrémistes d'entre nous pourront trouver du charme.
 
Les actrices et les acteurs sont tous très improbables, débitant des dialogues souvent complètement splendouillets, voire ineptes, pour notre plus grand plaisir. Brigitte Lahaie est quand même largement en dessous de ses prestations chez Rollin. Par contre, j'ai un faible pour l'actrice qui joue l'étrange concierge, avec son physique normal (les autres actrices ont des physiques plus avantageux) et son visage grêlé. Il ressort de tout cela un film assez improbable et plutôt charmant. À la fin du film, la première séquence est reprise intégralement. L'héroïne se remet à courir, poursuivie par le tueur mystérieux, et prend refuge au commissariat. Claude Mulot reprend les plans qu'il avait tournés au début, sans faire de nouvelle prise, et pendant quelques secondes, on se dit que le film va simplement redémarrer sans se conclure, un peu à la manière de la boucle de Moebius du LOST HIGHWAY de David Lynch. Malheureusement non. Le film se résout, le mystère (complètement à trois balles) est expliqué, et même la queue de poisson finale si chère aux films de genre est présente ! Dommage, cette ultime audace nous aurait bien plu.
 
LE COUTEAU SOUS LA GORGE est le rescapé d'un maigre cinéma de genre (fantastique) français, qu'on peut voir en archéologue du cinéma, au profit d'une collection DVD très bon marché, de ces collections à très faibles moyens qui ressortent des films improbables et oubliés qui, sans cela, seraient passés à la trappe de l'Histoire (et révélant quelquefois de magnifiques surprises, comme LA NUIT DE LA MORT, film fantastique français sublime dont le Marquis ou moi-même finiront sûrement par vous parler). Le film de Claude Mulot, à l'érotisme très, très soft et désuet, malgré ce qu'on aurait pu supposer au vu du pedigree de son réalisateur, et malgré la présence de Brigitte Lahaie, se trouve à des prix  défiant toute concurrence, genre trois ou quatre euros neuf et beaucoup moins en occasion (!). Ce film peut être une curiosité dans un paysage cinématographique français qui, contrairement à l'Italie, à l'Angleterre ou à l'Espagne de l'époque, n'a jamais eu, si l’on excepte l’œuvre de Jean Rollin, de courant fantastique marqué. Les curieux pourront quand même tenter cette expérience assez drôle (involontairement) et assez énigmatique de  voir ce film entre la série B fauchée, et sans doute très proche de la série Z. Enfin, on évitera de lire le résumé au dos du DVD, car il dévoile l'intrigue et l'identité du tueur mystérieux, ce qui est plus qu'embêtant pour un film se prétendant être un giallo !
 
Passionnément Vôtre,
 
Dr Devo.
 
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Publié dans Corpus Analogia

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F
<br /> Ah le couteau sous la gorge...<br /> Moi je l'adore ce film ! Je l'ai découvert très récemment et je n'y trouve que des qualités (si, si...).<br /> Je suis un grand fan de Brigitte Lahaie (et pas à cause de ses films pornos), et je découvre sa filmographie peu à peu.<br /> Et c'est toujours de bonnes surprises.<br /> Florence Guérin adorable actrice qui se fait désormais appeler Florence Nicolas (une très longue histoire très triste hélas..) avait confié que ce fut un tournage plutôt difficile...<br /> Essayer d'être en porte jarretelle la nuit dans le froid lors de la scène du cimetièrre, et vous comprendrez...<br /> Quant à la concierge au visage marqué de cicatrices étrangères, l'actrice Malvina Germain, fait désormais du doublage de séries ou de dessins animés.<br /> Un film qui n'a connu aucun succès mais qui est pour moi très bien. Et qu'importe les mauvaises critiques, il me plait beaucoup et c'est bien là le principal.<br /> <br /> <br />
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D
JY,<br /> <br /> quel dommage que vous n'ayez pas laisser votre adresse e-mail. Vous auriez pu m'expliquer ça par e-mail avec plus de détails. merci pour ces précisions.<br /> <br /> Dr Devo
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J
de Claude Mulot Mulot, il faudrait citer : Profession aventuriers avec Curt Jurgen, André Pousse, Natalie Delon. La Rose Ecorchée avec Anny Duperey, Howard vernon, Elisabeth Téssier et aussi la Saignée avec Bruno Pradal, Charles Southwood, Grabriele Tiniti, Pierre Vassiliu, Gérard Croce etc.... Il y a encore beaucoup à dire sur ce grand cinéaste qui vend toujours des DVD aux USA actuellement (20 ans après sa mort)
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P
Ah! Ah! Claude Mulot, j'en ai parlé chez moi il y a quelques temps. Un grand génie plutôt connu pour sa carrière de pornocrate menée sous le pseudonyme de Frédéric Lansac (du "Sexe qui parle" avec Pénélope Lamour et la délicieuse Béatrice Harnois qui tourna, sauf erreur, dans "lèvres de sang" de Rollin aux "Petites écolières" avec Brigitte Lahaie).<br /> C'est bien de parler de ces cinéastes "populaires" franchouillauds qui tatèrent à tous les genres (notamment le X, sous pseudo : même Rollin n'y a pas échappé).Félicitations.
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L
Je sais, tu es jaloux.
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