VOYAGE A TOKYO de Yasujiro Ozu (Japon-1953): La Chance au Japon

Publié le par LJ Ghost








[Photo: "Mon Personnage Essaie de Vivre dans le Présent Absolu" par Dr Devo.]





Nous sommes dans une campagne au Japon, chez des retraités d'une soixantaine d'années. Aujourd'hui est un grand jour, ils vont prendre le train pour voir leurs enfants qui vivent désormais à Tokyo. L'excitation est à son comble (enfin, presque) lorsqu'ils arrivent chez leur fils métropolitain: ils vont enfin pouvoir voir leurs petits-enfants et rattraper le temps perdu avec leur propre progéniture. Seulement, ils sont grands à présent, ce sont des adultes avec un travail et une vie de famille, et ils n'ont pas forcément de temps ou de place à consacrer à leurs vieux parents, plus proches du cercueil que du landau...

 

 

Nous parlons assez peu de grands classiques de l'histoire du cinéma sur Matière Focale, probablement parce que tout a déjà été dit sur ces films et qu'il arrive parfois qu'ils ne soient pas aussi intéressants que ce que l'on veut nous faire croire. Il est vrai que la découverte d'un film inconnu, beau et iconoclaste, provoque l'envie de hurler son amour sur tous les toits et en particulier dans ces colonnes, dans l'espoir complètement altruiste de faire partager au monde une découverte, un coup de foudre, afin de répandre le bonheur dans ce bAs-monde grippé (pardon...). Mais revenir à LA SOURCE peut être aussi bénéfique, pour voir le chemin parcouru, apprendre peut-être, ressentir parfois. C'est pour cela que lorsque l'occasion s'est présentée de voir VOYAGE A TOKYO, le film d'une des branches du vénéré triumvirat nippon (Mizoguchi, Kurosawa, Ozu pour les deux du fond), je bondis sur l'occasion, gardant dans un coin de ma tête le beau TOKYO SONATA, comparé par beaucoup de critique au cinéaste responsable dudit voyage que je m'apprêtais à effectuer.

 

 

Et des choses se passent dans ce film, sans en avoir l'air, sans vraiment vouloir y toucher, ça patate pas mal à plusieurs degrés. Disons que l'austérité de l'ensemble me semble être un leurre, peut-être une fausse piste, parce qu'il se passe malgré tout beaucoup de choses dans cette accumulation (un peu plus de deux heures) de plans fixes. C'est le postulat de départ de Ozu, qu'il n'enfreindra qu'une seule fois grâce à un court travelling latéral (et donc d'autant plus signifiant, j'en reparle un peu plus loin), qui pose directement les bases de son film. Il peut sembler téléphoné de dire que cela nous évoque l'emprisonnement des personnages, bien que ce soit bien sûr totalement vrai, alors essayons d'aller un peu plus loin que cela. Je ne suis pas sûr que le métrage ne soit qu'une volonté de critiquer le conflit des générations ou l'enfermement des personnages dans leur vie "misérable", il me semble que c'est plus que cela. Le couple de retraités vient voir sa progéniture une dernière fois avant de mourir, quelque part pour avaliser leur éducation, pour jauger, juger leurs enfants, et ainsi voir s'ils ont fait quelque chose de bien de leur vivant. Pas qu'ils soient directement mourants lorsque le film commence (en fait si, nous sommes tous mourants, eux sont peut-être plus proche que nous mais cela revient au même), mais ils pensent ne plus jamais revoir leurs enfants après ça, que c'est leur dernière chance d'observer ce qu'ils ont offert au monde, ce qu'ils ont choisi d'imposer à la terre. Si leur jugement est dur, leur comportement est plein d'humilité face à ce à quoi ils sont exposés. Ils sont clairement vus comme un fardeau par leurs propres enfants, et littéralement jetés dehors pour permettre à leur fille d'organiser une fête avec ses amis ! C'est un peu plus tard, lorsque leur décision de rentrer chez eux est prise, que vient ce travelling dont je vous parlais un peu plus haut, qui sonne comme le glas si j'ose : c'est fini, c'est terminé, c'était leur dernière chance et ils ne reverront plus jamais leurs enfants. La vie passe comme un coup de vent, et même si on croit que c'était hier, nos enfants n'en sont plus depuis longtemps, et n'en ont plus rien à faire de nous. La seule personne à avoir un comportement affectif avec eux est la femme de leur fils mort à la guerre, quelques années plus tôt. Elle est la seule à s'occuper d'eux et à leur témoigner de la gentillesse et de la compassion, probablement parce qu'aucun lien de sang ne les unit. A part cela, il n'y a rien à retirer pour eux de leur expérience tokyoïte, ils ne sont quasiment jamais de chez leur fils parce qu'il avait trop de choses à faire, sauf lorsqu'ils ont fait le tour touristique de Tokyo avec la femme de leur fils mort, en bus, et la seule chose qu'ils ont vu c'est une vieille bâtisse lointaine entourée de pins, autrement dit, rien du tout ! Ce n'était pas leur place, ce n'est plus leur place, ils n'ont plus à être avec leurs enfants. Ils sont condamnés à vivre seuls. Ozu nous montre alors la force et la dignité des personnages âgées qui acceptent cette situation d'abandon, ce sacrifice, pour le bien de leurs enfants.

 

 

Les plans fixes sont généralement beaux, et formidablement composés, ce qui est la moindre des choses quand même. La vie suit son court dans ces cadres asphyxiants, et Ozu sait très bien utiliser la profondeur de champ pour dire plein de petites choses, ce sont presque ses petites gourmandises de mise en scène à lui, si vous voulez. La photographie est par moment jolie, parfois bien contrastée (chez la fille lorsque le père est saoul, notamment), les projecteurs ne sont pas uniquement en face et Ozu n'hésite pas à faire mettre des éléments de l'arrière plan en valeur grâce à un ou deux projecteurs. Le montage est mécanique et assez étrange, parfois il coupe très violemment (dans les innombrables champ / contre-champ) mais il laisse également tourner sa pellicule un peu trop longtemps sur les décors, comme s'il attendait lui-même que quelque chose se passe, comme si quelqu'un allait venir et remettre de l'ordre dans tout cela, comme s'il attendait le salut, quelque part, ce qui donne des plans plus longs et émouvants. Il se permet aussi quelques inserts qui confèrent à une solitude extrême, à certains moments.

 

 

Même s'il ferait passer un film de Robert Bresson pour du Gaspar Noé, VOYAGE A TOKYO est un film émouvant et maîtrisé, il n'y a pas de souffle épique mais peut-être, au fond, un coeur qui bat, et ce n'est pas si mal.


LJ Ghost.








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Publié dans Corpus Analogia

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