MILLION DOLLAR BABY de Clint Eastwood (USA-2005): la gerbe et les honneurs
(Photo: "Muse du Cinéma, Essai #2" par Dr Devo)
Chers Gens,
Aujourd'hui on s'attaque à du lourd, si j'ose dire, puisque nous allons parler du nouveau film de Clint Eastwood, MILLION DOLLAR BABY. Et s'il y a un pays qui aime bien Clint Eastwood, le réalisateur, c'est bien la France où, assez curieusement, il fait figure de chouchou toute catégorie. Voilà quelque chose qui m'a toujours un peu étonné. Il m'est toujours difficile de comprendre pourquoi, dans notre beau pays, Eastwood jouit d'une telle aura. Tous ses films, ou quasiment, sont salués de tous, spectateurs ou journalistes, les professionnels de la profession l'adorent, et de Télé-Star au Cahiers du Cinéma, tout le monde salue le Maître. Voilà ce que j'appelle un réalisateur populaire, qu'on le veuille ou non. Et pourtant, la perspective d'aller voir MILLION DOLLAR BABY ne m'excitait a priori pas plus que ça, et sans ma carte illimitée Pathugmont, j'aurais sans doute passé mon tour. Il est en effet assez incompréhensible pour moi que Clint Eastwood soit considéré comme un maître. Pour moi, l'animal, malgré l'aura mythique qu'il dégage (grâce à son travail d'acteur, d'ailleurs), n'est qu'un petit faiseur, et la moindre des choses que je puisse dire, c'est que, cinématographiquement parlant, dans les meilleurs des cas, ses films ne cassent pas trois pattes à un canard. Et d'une. Ce sont, je pense, des petits machins classiques au possible, sans fantaisie, sans inventivité, et dont les scénarios sont, en général, tellement pépères que si le réalisateur n'avait pas cette aura mythique justement, ses films resteraient complètement anonymes! Et encore, ça c'est l'hypothèse haute. Le dernier Eastwood que j'avais vu était CREANCES DE SANG, qui était quand même un mauvais téléfilm à la mise en scène inexistante et au sujet des plus poussifs. Un vrai film de grand-père. Dans le genre, on préfère cent fois Derrick. Donc, vous l'aurez compris, Docteur échaudé craint l'eau froide, et on s'avançait vers MILLION DOLLAR BABY sans illusion et sans enthousiasme.
Et bien, petite surprise, ça commence assez joliment. L'histoire est simple. Eastwood, ancien soigneur, tient maintenant une salle de boxe, quelque part dans une ville du Texas. Une toute vieille salle, très classique, mais cela n'empêche pas les mecs du coin de venir s'entraîner. Il fait tourner la boîte avec Morgan Freeman (également narrateur), ancien boxeur, qui sert un peu d'homme à tout faire. Les deux se connaissent bien, et s'entendent bien. Eastwood entraîne aussi un petit gars prometteur, et tous les jours, en bon américain d'origine irlandaise, il va à l'église où, après la messe, il va gentiment faire chier le prêtre (je vous laisse voir ça). Une vie bien réglée. Eastwood espère quand même qu'elle finira en apothéose, en quelque sorte, et que son jeune poulain de boxer black le mènera à un titre. Mais justement, à force d'hésitation (Eastwood ne pense pas qu'il soit prêt et retarde les matchs importants), le jeune boxer décide de changer d'entraîneur. C'est la catastrophe pour Eastwood. Ses espoirs, notamment financiers, s'effondrent. Or, depuis quelques temps, une jeune fille, Hilary Swank, squatte la salle d'entraînement. Serveuse trentenaire, sans avenir et sans le sou, elle n'a qu'une ambition : convaincre Eastwood de devenir son entraîneur. C’est une obsession sans qu'on sache très bien pourquoi. Eastwood refuse une centaine de fois, mais finit par craquer et décide d'entraîner sans illusion, cette "vieille" boxeuse autodidacte, et sans vraiment de technique. Curieusement, il mènera sa boxeuse au plus haut niveau. Des liens très forts commencent à se nouer entre les deux solitaires...
Ben oui, c'est ça la boxe, c'est toujours un peu la même histoire. Fort heureusement, on évite ici la mise en scène à la ROCKY ou ALI. [ROCKY, ALI, MILLION DOLLAR BABY… Est-ce que tous les films de boxe ont des titres en -i- ? Ndc] Ouf! Et ça commence très joliment. Montage lent, ellipses gentilles mais ellipses quand même, lumière correcte (encore des teintes vertes, symptômes de mauvais tirages de la copie, un classique dans nos contrées), petit cadre sympathique... Ça respire une certaine sobriété. De temps en temps, il y a même un peu de son. Ça sent le soigné, et ça sent le cordeau, ou la retenue. On entre du coup dans l'histoire comme dans du beurre. Eastwood arrive à imposer une espèce de faux rythme qui marche bien, et à présenter un contexte et une histoire bêtes comme chou, avec charme. Les ellipses sportives (je m'entraîne, je m'améliore, je gagne des combats) sont plutôt rapides et sèches. C’est un soulagement, le film sportif étant en général horriblement répétitif et monotone quand on aborde ce cycle. Les combats sont filmés de manière très sèche, sans effets, assez calmement, comme une espèce de slowburn qui fonctionne pas mal. Et surtout, ces combats ne sont pas dramatisés et scénarisés (j'ai le dessus, je me fais frapper comme une bête, je serre les dents, je reprends le dessus, etc., à la mode ROCKY justement). Déjà, c'est un petit exploit. Et du coup, il y a beaucoup plus de suspense. Dans les films de boxe, dès le premier plan d'un combat, on sait ce qui va se passer. Ici, c'est sec comme un coup de trique, les combats ne racontent aucune histoire. Pas de ralentis, peu de musique, etc. On est gentiment surpris. C'est assez modeste et curieusement, ça fonctionne plutôt bien. Eastwood aurait-il fait un film qui ne soit pas anonyme ? Bonne surprise.
Malheureusement l'éclaircie ne va pas durer...
Si tu aimes Clint Eastwood, gentil lecteur, et si tu n'as pas encore vu le film, arrête de lire cet article. Si tu penses, sans être grand fan de Eastwood, que tu as une chance de voir le film MILLION DOLLAR BABY, demain au cinéma ou dans trois ans en DVD ou à la télé, par pitié, ne lis pas la suite. Je vais être obligé de parler de certaines choses qui vont te gâcher le plaisir de spectateur. Si vous êtes dans ce cas, fermez cette fenêtre, allez lire une autre critique sur ce site, et revenez lire la suite de celle-ci demain ou quand vous aurez vu ce film. ON NE POURRA PAS DIRE QUE JE NE VOUS AI PAS PREVENUS SI VOUS NE RESPECTEZ PAS CETTE PETITE CONSIGNE PLEINE DE BON SENS!!!
Bon, maintenant que les fans d'Eastwood sont partis (héhé, je plaisante!), ou plutôt que ceux qui n'ont pas vu le film sont partis, abordons la suite. Ben oui, les amis, ça se gâte, et pas qu'un peu. Et pour une fois, je ne vais pas pouvoir user de langage codé pour parler de la deuxième partie du film. Il va falloir que je dévoile un peu la tonalité de ce deuxième acte. On disait donc, une certaine modestie, un petit style assez surprenant pendant une bonne heure. Hilary Swank (plutôt sobre) gravit les échelons, et entre dans le circuit professionnel. Malheureusement, on sent le vent tourner un peu lors du combat pour le titre de champion du monde. Tout à coup, on sait dès le premier plan sur l'adversaire de Hilary, que le combat va être très stallonien et complètement scénarisé. Adieu le filmage sec et sans fioriture. En dix secondes, on a tout compris, le combat va être une catastrophe, et c'est effectivement le cas. On se dit que ce retournement de chemise ne sent pas bon, et c'est vrai. Mais ce qui arrive derrière dépasse l'entendement! Car c'est après ce dernier combat que ça se gâte. Et là, c'est l'arnaque. Le film de boxe se transforme en film de maladie. Les plus vieux lecteurs parmi vous savent ce que je pense des films de maladie. Ce sont toujours des films dégueulasses et mauvais... à une exception près, le fabuleux LORENZO de George Miller, qui n'est peut-être pas tout à fait un film sur la maladie mais un film sur le raisonnement scientifique. On ne va pas chipoter! Mais je vous mets au défi de me trouver un film de maladie (véritable sous-genre du mélo) qui ne soit pas une immonde bouse manipulatrice. Passons.
Et donc, dis-je, nous voilà en plein film de maladie! Portrait du Dr Devo, la jambe coincée dans les griffes du piège à loups, sous la neige, à la tombée de la nuit, seul dans la steppe! Mais si cette deuxième partie s'annonce mal, c'est parce qu'en plus d'être un film de maladie, le film s'enfonce dans un système ordurier que, certes, il n'est pas le premier à utiliser, mais qui fleure tellement l'arnaque et la manipulation, qu'on ressort du film avec un immense sentiment d'agression.
Je m'explique. Eastwood nous pond une heure ou plus de film sobre, sans message particulier. Et c'est soigné en plus. Et, lorsque le film bascule, c'est l'inverse : mise en scène de plus en plus feignasse (merci le chef-op'), montage au rythme pachydermique, et surtout prévisibilité complète de la galerie des sentiments exposés. Eastwood engueule Freeman, Eastwood considère Hilary comme sa fille, Eastwood se bat pour la sortir de là face au corps médical, et la famille crasse de Hilary débarque, etc. Le film passe à dix à l'heure, sans ne plus faire aucun effort de construction. C'est là le pêché principal du film!! Outre la tromperie sur la marchandise, bien sûr. Le film donc se délite, et Eastwood n'en a plus rien à foutre de la mise en scène : il est là pour asséner un message, et encore plus pour faire pleurer Margot.
Et on comprend, du coup, tout le bazar avec le prêtre, etc. Eastwood nous promettait une histoire naïve certes, mais vivante, et il la transforme en gros pamphlet. Abandonnant une démarche "d'auteur", Eastwood se transforme en Mr Hollywood, et n'hésite devant aucun effet pour nous vendre sa camelote d'euthanasie à trois balles. On passe soudainement, sans aucune justification, à LOVE STORY. Et je vous assure que le niveau baisse, et pas seulement dans la mise en scène. C'est con la maladie, c'est con la mort, c'est dur de souffrir, etc. Que des scoops! Que du subtil! Eastwood trahit tout le monde, cède à la facilité la plus honteuse. Il broie son personnage principal (Hilary Swank), son histoire, sa mise en scène (le plus grand des pêchés comme je le disais, la chose la plus terrible pour un artiste, en principe...), et notre cerveau désormais sera prié de se tenir bien tranquille. Rien dans la première partie n'était vraiment expliqué, ou alors par la petite bande (j'exagère un peu). Dans la deuxième partie, tout a un but. Et même deux. Un : ramasser le plus de dollars possibles en faisant pleurer tout le monde, même le chef des pompiers. Deux : faire un plaidoyer sur l'euthanasie.
Pour moi, trahir sa mise en scène est la faute impardonnable de Eastwood, surtout qu'il ne le fait pas par maladresse, et que tout ça est prémédité depuis le début. Soit. Pour moi, cet argument suffit à classer ce film comme totalitaire, artistiquement, bien sûr. Ce type est un manipulateur cynique, c'est évident.
Personnellement, l'euthanasie n'est pas vraiment un sujet tabou, et ne heurte aucun sentiment religieux ou autre. C'est bien un sujet sur lequel je n'ai pas vraiment d'avis arrêté. Je ne suis ni pour ni contre, et j'observe toujours avec intérêt les réflexions des uns et des autres sur le sujet. Bon, ceci dit, ma position sur l'euthanasie, ça n'a aucun rapport avec le cinéma, bien sûr. Je précise et vous allez comprendre pourquoi.
Où est l'enjeu dans ce film ? Où est le dilemme ? Nulle part! Car le personnage de l'entraîneur joué par Eastwood n'a aucune alternative, dans la logique du film. Swank a eu une vie de merde, a effleuré son rêve, s'est battue toujours dans la souffrance et la solitude... Et elle demande sans sourciller qu'on la débranche ? Vous savez quel est l'enjeu d'euthanasier la jeune fille dans le film ? L'émotion. Point final. Voilà un personnage qui a souffert toute sa vie, et qui sur décision du scénario, abandonne sans se battre tout à coup... C'est le scénario qui a tué Hilary, comme c'est la Mort qui a assassiné Marcia, comme disait la poète. Il n'y a aucune réflexion, aucun sentiment, aucune ambivalence ne se dégage de la fin de ce film. Ici, c'est tes larmes qu'on veut, et ta signature au bas de la pétition. Tout est automatisé et lissé pour ne laisser aucune prise à ton cerveau.
Quand on substitue la réflexion, et qu'on la bloque volontairement pour ne laisser passer que l'émotion, ça s'appelle comment ? Quand on te présente un truc et qu’en fait, il s'agit carrément du contraire, on appelle ça comment ? Quand on te dit qu'il n'y a pas d'alternative, et que les choses doivent se passer comme ça, ça s'appelle comment ? Quand on défend quelque chose avec absolument les mêmes arguments que si on avait défendu la thèse adverse, ça s'appelle comment ? Et quand un "artiste" fait une œuvre "à message", ça s'appelle comment ?
Clint Eastwood est sans doute un type très réactionnaire. Certes. Je ne lui demande pas d'être un mec bien, je n'en ai rien à faire. Par contre, on peut sans aucun doute comprendre avec ce film que ce type n'a jamais été un artiste (je veux dire un réalisateur). Dans ses méthodes, on reconnaît très bien l'expression d'une pensée totale, manipulatrice, et dont les enjeux sont hors du cinéma. Parce que le Clint a trahi tout ce qui pouvait faire sa dignité d'artiste, parce qu'il a agi de manière manipulatrice, parce qu'il nous a empêchés d'utiliser notre cerveau, ne soyons pas étonnés qu'il ait emprunté la forme du mélo le plus pourri. Sous des dehors humanistes, et "forcément émouvants", MILLION DOLLAR BABY apparaît comme un film absolument cynique et totalitaire, utilisant tous les moyens pour atteindre un but qui dépasse le cadre du cinéma (visée mercantile et/ou politique).
Je n'ai jamais aimé les petits fachos ou ceux qui utilisent les mêmes méthodes qu'eux et de la même manière, et je tends mon poing en l'air "à la face" (et non pas dans la face, je suis non-violent!) de Clint Eastwood, dont la fascination sur les masses, avec ce film et le précédent, me paraît plus qu'inquiétante. Nous sommes décidément prêts à toutes les manipulations. Voilà qui ne laisse rien présager de bon. Mais là, cher lecteur, on sort du cadre du cinéma, je sais bien... La faute à qui ? MILLION DOLLAR BABY est un film abject, et il fallait que ce soit dit.
Cérébralement Vôtre,
Dr Devo.