LES YEUX SANS VISAGE de Georges Franju (France/Italie, 1959) : la peur, les pinces, la chair, les chiens
(Photo: autoportrait par Dr Devo)
Chers Amis,
Le hasard réserve parfois de belles surprises (voir photo, héhéhéhé), et au hasard d'une reprogrammation, je redécouvre, en salle s'il vous plaît, LES YEUX SANS VISAGE de Georges Franju, des années après l'avoir vu en VHS. J'en vois déjà d'ici qui se désespèrent : "Pourquoi lui et pas moi ?" Il faut les comprendre, c'est une belle occasion. Et sachez que bien qu'habitant dans une métropole de 500.000 habitants, nous n'étions même pas 25 dans la salle. Très belle salle d'ailleurs. Ah oui, j'allais oublier : c'était gratuit!
Parmi les plus jeunes d'entre vous, il y en a peut-être certains qui n'ont jamais vu LES YEUX SANS VISAGE. J'espère sincèrement qu'ils auront l'occasion de voir ce film le plus vite possible. Si vous ne connaissez pas, précipitez-vous.
Ça se passe en France en 1960. Pierre Brasseur est directeur d'une splendouillette clinique, toute en couloirs blancs et en hauts plafonds. C'est un médecin réputé et c'est aussi un spécialiste en chirurgie réparatrice. Il est également chercheur dans le domaine de la greffe de tissus humains, ce qui lui vaut une très belle réputation. Chacune de ses conférences est très largement suivie. Un matin, on l'appelle pour aller à la morgue afin d'identifier celle qui pourrait être sa fille, récemment disparue. Le cadavre est atrocement défiguré, mais pour le Professeur Pierre Brasseur, pas de doute, c'est bien elle. En fait, les choses sont bien plus compliquées que ça. Brasseur vit avec une étrange femme, Alida Valli (qu'on retrouvera quelques années après dans les splendides SUSPIRIA et INFERNO de Dario Argento) qui est à la fois une ancienne patiente, une collaboratrice, et peut-être la maîtresse de Pierre Brasseur, veuf depuis quelques années. Parce qu'il lui a redonné un visage normal il y a quelques années, Alida Valli lui voue une reconnaissance sans bornes, et s'est dévouée entièrement à son service. Elle est aussi son assistante pour ses expériences secrètes. En effet, la fille de Brasseur, Edith Scob, n'est pas du tout morte. Le professeur Brasseur est l'auteur de tout un simulacre. Edith Scob étant défigurée d'une atroce manière suite à un accident, Brasseur s'est mis un point d'honneur à faire avancer ses recherches de manière spectaculaire, et à rendre son visage à sa fille. L'opération n'a encore jamais été tentée. Et tous les jours, avec l'aide de la fidèle Alida Valli, Brasseur attire dans son château une jeune fille, la drogue, et lui découpe l'épiderme du visage dans son laboratoire secret. Et chaque jour, il essaie de greffer l'énorme greffon sur le visage de sa propre fille. À chaque fois la greffe est rejetée, à chaque fois la malheureuse donatrice meurt et on la balance dans le canal ou dans le caveau familial, ni vu ni connu. Edith Scob est témoin des efforts de son père, cloîtrée chez elle, et effrayée par la brutalité du principe. Maintenant qu'elle est déclarée morte aux yeux de tous, la solitude est totale derrière le masque blanc et neutre qui cache son insupportable visage mutilé...
Et oui, les amis, ça ne rigole pas. Et j'allais ajouter, surtout pour l'époque (1959). C'est pour ça qu'on aime Franju, grand amoureux du fantastique et qui s'essaya de nombreuses fois au genre dans notre beau pays qui, à l'époque, n'en était pas du tout amateur. Et le père Franju, dans cette morne terre cinématographique de l'après-guerre et de la fameuse "qualité française", en cette très morne période, le Franju, dis-je, c'est un sacré lascar, un petit gars qui n'a pas froid aux yeux.
Tourné en noir et blanc, LES YEUX SANS VISAGE, malgré l'étrangeté du titre et du début du film (conférence avec un Brasseur antipathique et cynique, séquence dans la morgue), ça démarre assez plan-plan, ou, pour être plus exact, de manière plutôt calme. L'histoire est très narrative, la présentation du système pour piéger les jeunes filles est très académique et pour tout dire, c'est assez lente, voire même pesante. L'image n'est pas infamante, mais rien ne se passe véritablement. Pas de gourmandise.
Bien sûr, dès les premiers plans avec Edith Scob sous son beau masque, un vent lyrique souffle, et on a la puce à l'oreille. Edith Scob! Edith Scob! Redisons encore une fois son nom. Toute jeune fille à l'époque, la belle Edith. C'est quand même, et sans doute, la plus grande actrice française. Malheureusement, on la voit peu et surtout dans des seconds rôles. Ces dernières années je l'ai aperçue en marquise acide dans LE PACTE DES LOUPS (mouais), ou dans LES ÂMES FORTES et CE JOUR-LÀ de Raul Ruiz. Et si vous voulez la voir en pleine puissance destructrice, allez jeter un œil sur LA FIDELITE de Zulawski, film sublimissime où elle joue une odieuse rédactrice en chef d'un magasine, genre ELLE, bourrée du matin au soir malgré ses 60 ans. Elle est géniale. Quand elle était petite, si j'ose dire, dans les années 60, elle avait le visage d'un ange, presque un visage dessiné par un dessinateur de manga. C'est très étonnant, mais ce n'est rien à côté de l'étrangeté totale de son jeu, sans équivalent, qui vous arrive comme une bombe à la figure. Enorme actrice, on vous dit.
Bref, lorsqu'on voit la Scob arriver dans son masque, lorsqu'on entend sa voix étrange à nulle autre pareille, on sent le vent souffler, enfin. Et puis, une victime est ramenée dans le manoir du Professeur, et sans prévenir, le film enclenche la vitesse supérieure et se soulève comme un hors-bord qui part en trombe. Accrochez les ceintures. Le cadre devient complètement fantastique et essaie d'imposer une sorte de travail expressionniste qu'il s'agirait de cacher sous la banalité. Des ombres un peu trop travaillées par exemple, ou les étranges gouttières de la salle d'opération, dans la cave, qui se rejoignent en triangle, exactement là où on amène le prochain cobaye. Surcadrage, angles joliment décalés, ambiance étrange, silencieuse et pourtant toujours dérangée par des bruits répétitifs (oiseaux, chiens, etc... Quasiment comme les boucles de sons d'ambiance dans EXISTENZ de Cronenberg). L'impression que le manoir et le film sont en train de se déformer pour prendre une silhouette horrifique (comme dans une mauvaise séquence de cauchemar), cette impression, dis-je, est de plus en plus présente. Le film s'est emballé, et arrive la scène de l'opération. Franchit ce seuil, le film atteint sa pleine vitesse et plonge dans une folie hallucinante.
Evidemment, c'est cette scène d'opération qui valut au film sa réputation de film sanglant, horrible... et culte. Et bien les amis, j'en ai vu des films gore, des films oppressants, etc… Et j'en ai vu certains qui avaient mis la gomme dans les effets spéciaux, mais je peux vous assurer que LES YEUX SANS VISAGE et cette séquence d'opération, avec son tout petit maquillage, c'est l'horreur absolue, c'est le dérangement ultime, c'est HALLUCINANT!!! Ça n'a pas vieilli d'un pouce, et on est tiraillé entre l'envie et la peur d'en voir plus. C'est phénoménal : le film semble s'être arrêté complètement, ce qui est des plus étrange, et nous donne une impression de chute continue qui n'en finit jamais. Quel suspense, quel frisson, les amis!
Malgré tout, il ne faut pas résumer le film à cette seule scène. Car ce qui suit est aussi beau, et certaines fois, aussi terrible. La structure du film, très calculée, joue sur les débrayages et les ruptures [scènes des photos (j'en frissonne rien que d'y repenser), scène du repas (je ne peux rien vous dire, mais c'est beau, tendre et effrayant)]. Les cadrages sont subtils, le récit à la fois heurté et poétique. Et jusqu'à la fin, on ne démordra pas de cette étrange posture qui consiste à faire un film effrayant pour le grand public (français en plus, et en 1960 en plus! Rendez-vous compte!), à la fois violent et extrêmement poétique. C'est la grande classe, et c'est pour le spectateur un grand-huit permanent, et un plaisir de cinéma assez fabuleux.
Les acteurs sont très bons, en plus de cela. Alida Valli joue toutes les nuances, banales ou étranges, et montre que son talent est immense. Pierre Brasseur est lui aussi assez étonnant : figé certes, mais avec des piques drolatiques ou cyniques. C'est étonnant. Et Edith Scob, c'est un poème à elle toute seule, et mes pauvres mots ne suffiraient pas pour décrire son jeu excentrique. Les seconds rôles sont presque caricaturaux, mais pas complètement. Ça sent la maîtrise et l'équilibre à des kilomètres. Quel bonheur!
On pourrait me reprocher de ne pas être aussi précis que d'habitude, mais je préfère vous laisser l'entier plaisir de découvrir, pour ceux qui ne l'ont pas vu, ou qui, comme moi, l'avaient vu, il y a longtemps, LES YEUX SANS VISAGE et sa poésie sauvage. Laissons, pour une fois, la surprise intacte, et allons faire, comme des enfants, un petit tour dans le noir...
Passionnément Vôtre,
Dr Devo.
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