CALVAIRE de Fabrice Du Welz (Belgique/France/Luxembourg, 2004) : it's smoking because it's Belgium!
(photo:"Sans Effort, Pas de Réconfort" par Dr Devo)
Chers Gens,
Allez, on continue notre mini-tour d'Europe improvisé, après la France, par la deuxième et dernière étape : la Belgique. Et comme promis, ce n’est pas du Ronsard, ce n’est pas de l'amerloque, ça saigne et ça pue. C'est pas aimable, quoi. Ou quoique...
CALVAIRE raconte la drôle d'histoire de Laurent Lucas (non, il n'a pas fait Normal Sup, il a même pas le bac, alors lâchez-nous avec le pedigree. Ça m'arrange et lui aussi, j'en suis sûr), chanteur itinérant. Dans sa fourgonnette, il ballade sa disco-mobile, ses bandes orchestre et ses micros. Et il fait des galas, de maison de retraite en maison de retraite. Des galas pour petits vieux. Avec joli costume de lumière. Bon, ce n’est pas la gloire, mais ça nourrit son homme apparemment. Ça commence donc dans une maison de retraite. Les petits vieux sont émerveillés. Mais vite, il faut partir et traverser la Belgique dans l'autre sens, car dans trois jours, un autre gala l'attend pour Noël, à l'autre bout du pays. Ringard le Laurent ? Oui, bien sûr. Mais c'est un créneau. Et c'est sans doute une vie de loup solitaire. Allez hop, continue comme ça, mettre matos dans le C4 et on est reparti. On the road. Artiste de cinquième zone, Laurent Lucas se perd en chemin, sur une route communale, en pleine forêt, et en pleine nuit. La camionnette cale. Un semi-débile passe, parfaite caricature de l'idiot du village. Il lui indique l'ancienne auberge de Paul Bartel (nom emprunté à l'attachant réalisateur américain période Corman, auteur de EATING RAOUL et du beau western parodique mais généreux LUST IN THE DUST, avec la très regrettée Divine... Hommage donc). Paul Bartel est joué par Jackie Berroyer : bourru, bouseux, mais bon. Le lendemain, pas de nouvelles du garagiste, il va falloir attendre. C’est long, c'est poisseux, et bien sûr Lucas ne pourra pas partir. Il sera séquestré, travesti et violenté au physique comme au moral. Berroyer/Bartel est un psychopathe de dernière, et les villageois quelques kilomètres plus bas sont des débiles dégénérés. Les tortures peuvent commencer...
Avec CALVAIRE, Fabrice Du Welz tente de renouer avec originalité avec les films gore et/ou éprouvants d'horreur, tels qu'on en voyait encore beaucoup dans les années 80. À sa sauce bien sûr. Derrière CALVAIRE, c'est sans doute les fantômes de MASSACRE À LA TRONÇONNEUSE et de LA DERNIERE MAISON SUR LA GAUCHE qui hantent le réalisateur. Premier bon point, Du Welz ne cherche pas à exploiter le renouveau du film fantastique européen, renouveau très réussi chez les espagnols (DARKNESS, par exemple), et assez loupé chez les autres, notamment en France (PROMENONS-NOUS DANS LES BOIS ou BROCELIANDE, tous deux assez calamiteux). Du Welz, lui, surprend en n'essayant pas une retranscription littérale des films d'horreur anglo-saxons, mais en lorgnant plutôt vers une ré-appropriation plus personnelle, plus arty ou art et essai diront certains. Il reprend donc une trame connue et archi-rebattue, ce qui ne me dérange absolument pas du tout, à savoir celle du héros dont la voiture tombe en panne à Ploucville, petit patelin perdu, loin de tout, et surtout rempli de débiles aux mœurs éprouvantes. Et ici, c'est des gratinés les indigènes, mais motus, je vous laisse la surprise. Une ambiance étrange, décalée, et légèrement glauque, tout en restant très quotidienne, voire terre à terre, voilà le lot de la première partie. Ensuite, une fois le héros piégé, déchaînement de cruautés à volonté, supplices et insupportables épreuves.
Pour se faire, Du Welz s'est adjoint les services du surdoué Benoît Debie, ici cadreur et chef-opérateur, à qui l’on doit déjà, aux mêmes postes, l'image superbe de IRREVERSIBLE de Gaspar Noé, et de INNOCENCE de Lucille Hadzihalilovic dont je vous avait dit ici le plus grand bien), et c'est bien normal car c'est un film sublime, et un des deux ou trois grands films de l'année (avec LA VIE AQUATIQUE, bien sûr, et THE MACHINIST). Benoît Debie, il a une patte qui se reconnaît entre mille, et son travail marque le film de manière indélébile. Du Welz avait déjà travaillé avec lui pour un de ses courts-métrages, avant qu'il se fasse repérer par Noé. Alors, évidemment, d'une part parce qu'on se doute que CALVAIRE va être un film hors norme et très éprouvant, et d'autre part par ce que le travail de Debie va aussitôt placer le film belge à l'étalon de IRREVERSIBLE et de INNOCENCE, la comparaison avec ces deux films est inévitable, et c'est vrai qu'on y pense dès les premiers plans. Ces premiers plans, justement, sont assez éprouvants pour le cinéphile averti et passionné qui craint pour l'indépendance du film. Debie est un petit génie de la lumière et du cadre, son travail est éblouissant, mais, revers de la même médaille, son travail sublime ne mangerait-il pas un peu le film ?
À part un plan ou deux (le premier plan sur Brigitte Lahaie, ici dans un petit rôle, et le gros plan décadré sur Laurent Lucas en train de chanter qui à mon avis vient trop tôt dans la séquence, et pousse le film vers un "trop bizarre" heureusement contredit par le reste de la première partie), à part ces deux plans, donc, on entre pourtant facilement dans le film. La présentation des personnages est assez bizarre et banale pour qu'on ait envie d'en savoir plus. La scène du départ en camionnette est très bien, et la longue route à faire est une très belle séquence. On respire donc. Joli son, travail clouant de Debie, mais aussi instauration d'une petite ambiance très maligne et très banale qui fait merveille. Dans cette partie, la photographie, toujours superbe, est épaulée par un travail de découpage assez subtil, jouant sur toute l'échelle des plans, et le tout est plein de petites gourmandises. Ça marche très bien, c'est beau, ce n'est pas bête. On respire donc. Le film existe pour lui-même. [Je me suis demandé en cours de séance ce que donnera le travail de Debie sur un film qui ne soit pas un film catalogué "famille Noé-Film provocateur craspec" (je force le trait, bien sûr) et j'apprends qu'il fait la photo du prochain film de Albert Dupontel. Voilà qui va être intéressant.]
L'arrivée dans l'auberge de Jackie Berroyer est plus terre à terre mais ça fonctionne. Berroyer, on le voit arriver avec ces gros sabots, mais finalement ça se passe plutôt bien. Plutôt rentré l'animal, c'est bon signe. Le séjour s'allonge et le film change de tonalité en embrayant sur sa deuxième partie, c'est-à-dire celle qui verra Laurent Lucas devenir captif et torturé. La première partie, un peu longue, ce qui a du charme et n'est pas du tout rédhibitoire en ce qui me concerne, s'achève, et on prend la correspondance pour la deuxième partie. Tous les voyageurs descendent de voiture.
Outre que le ton du film change pour aller vers quelque chose de plus violent (pourquoi pas, c'est assez normal, c'est le sujet du film et ça ne me dérange absolument pas), CALVAIRE subit une mue un peu inattendue, mais par pour des raisons thématiques ce qui est très étonnant. Premier indice, Berroyer devient beaucoup plus baroque (ce qui en partie colle au sujet, mais je ne veux pas vous en dire plus, pour vous laisser découvrir le film). Certes, son personnage en se découvrant, devient plus "loufoque" en quelque sorte, c'est le scénario qui veut ça. Mais après deux ou trois scènes, on comprend ce qui est en train de se passer. Et ce n'est sans doute pas Berroyer le seul responsable. Son jeu devient plus typé, et surtout plus ironique (la scène du sapin). [À ce moment là, je pense au spectateur derrière moi et à son comportement durant la première partie. J'y reviens.] De plus, Berroyer perd les nuances de début de film, là où peut-être, elle aurait pu être conservée avec le changement de tonalité qu'impose le rôle. Allez, je chipote. Passons.
Ce qui est plus gênant, dans cette deuxième partie, c'est la mise en scène. Et là, par contre, il n'y a pas photo, si j'ose le mauvais jeu de mot. Le parcours de Laurent Lucas est, comme promis, assez éprouvant. Et jusqu'à la fin, Du Welz va pousser son effort de stylisation "plus loin", en quelque sorte. Caméra qui tourne à 360 degrés en un faux plan-séquence (séquence du cri), décrochage fantastico-absurde dans la scène de "danse", séquence en plan-séquence et plan-douche (et mouvement de la caméra), gros plan sur l’œil, etc... Et là, les petits amis, à mon sens, c'est la catastrophe, et sur plusieurs points. Je m'explique.
Il faut que je vous parle du type qui était derrière moi. Il a ricané de bon cœur pendant toute la première partie. Ça m'a fait sourire, si j'ose dire, car pour moi, si cette première partie est bizarre (chanson mièvre, maison de retraite glauque, chanteur "raté", etc...), je ne la trouve, justement, pas particulièrement drolatique ou ironique. Evidemment, on sent bien que cet univers est décalé, mais je trouve que cette ambiance tient la route et fonctionne justement, par qu'elle est aussi très sérieuse et très premier degré. Anxiogène, quoi. Ce découpage assez rigoureux, les jolis effets visuels, sont assez bien orchestrés, et avec une certaine "sobriété" ou efficacité (rigueur serait le mot plus juste). Pour moi donc, pas de quoi rire dans cette première partie.
Dans la seconde, le voisin ne bronchait plus. Et pourtant, petit à petit, le film va sombrer dans une espèce de grand-guignol que ne viendra stopper que la dernière séquence. Tout devient du deuxième degré ou presque, et le spectre du grotesque pointe son nez. À mesure que les effets deviennent plus voyants (voir plus haut), on constate, malgré les efforts déployés par certains de ces dispositifs, que la mise en scène se délite. Et ça se confirme en avançant. Outre la rupture de ton (on a l'impression non pas de voir la situation se dégrader brutalement, puis encore petit à petit, mais plutôt l'impression que quelqu'un a basculé un interrupteur et que le ton du film a changé du tout au tout), ça se gâte côté découpage. Le son devient répétitif, notamment dans les parties "courues", et l'échelle des plans n'est plus très cohérente : beaucoup plus de plans rapprochés, beaucoup plus d'images à la volée, bref moins de rigueur. De fait, le film devient plus classique, et se rapproche de l'exercice de style, impression alourdie, je résume, d'une part par les combines compliquées, et d'autre part par l'appauvrissement du montage et du cadrage, les deuxièmes mettant maladroitement en exergue les premiers, là où justement on peut leur trouver des griefs. Car ces dispositifs "compliqués" transforment peu à peu CALVAIRE en une sorte de DELICATESSEN du film d'horreur: une épreuve de démonstration qui petit à petit se verrouille, délaissant unes à unes les subtilités qui faisaient le sel de la première partie. L'un entraînant l'autre, la mise en scène déforme la tonalité, et on passe effectivement dans une deuxième partie plus grotesque, plus ironique. On se retrouve en face d'un film qui ressemble de plus en plus en un film de petit malin s'amusant, avec une visible plaisir, à multiplier les effets et à enfoncer les tabous, comme prévu par le scénario. Là où le film avait sa propre indépendance, on s'amuse nous aussi spectateurs, à se dire : "Tiens, là il ose faire ça... Et là, il ose faire ça...". C’est donc le scénario et ses idées taboues qui sont chouchoutés. Dommage. On s'éloigne peu à peu du film, en le considérant comme une farce ironique que certains détails ou scènes renforcent maladroitement : la scène musicale (ridicule et qui sort tout le monde du film) et par exemple, la multiplication des "tronches" presque sur un mode hollywoodiens (très étonnant... On se croirait presque dans une BD... Notamment par ce grand personnage de 2,20 mètres et 170 kilos qui ressemble beaucoup à un personnage secondaire de jeu vidéo. Les personnages entrent dans le décorum, mauvais calcul).
Du coup que reste-t-il du film dans sa deuxième partie ? Ben, le travail de Benoît Debie. La dernière séquence, plus calme, ne se résume qu'à un banal champ / contrechamp très long, et surtout sans rythme. On admire donc, et c'est le cas aussi de toute la deuxième partie, le travail du grand chef-op, puisqu'il n'y a plus que ça à se mettre sous la dent. Et c'est effectivement assez beau, mais où est le réalisateur ? Mystère... Du Welz, petit à petit, en relâchant sa rigueur, se fait boulotter par son film et surtout par sa photographie. La barque dérive tranquillement jusqu'au générique, progressivement jusqu'à la roue libre.
En résumé donc, la première partie est superbe, longue et subtile. Ensuite, les effets s'accumulent, le ton varie vers un second degré qui se voudrait féroce. La peur déserte le film peu à peu. Les personnages deviennent mécaniques. On assiste alors à un festival un peu branchouille, où il s'agit d'oser faire des choses craspecs dans un film francophone. La volonté affichée est donc clairement de faire "partie" de l'école Noé. Et c'est un mauvais calcul. Noé construit aussi ses films sur des effets dithyrambiques, c'est vrai, mais lui se soumet toujours à sa mise en scène. On s'aperçoit, par l'absurde, que le petit Noé fait autre chose que de vouloir choquer le bourgeois. Il fait des expériences avec le cinéma. Grosse nuance quand même. Enfin, un dernier point gênant : la relecture de MASSACRE À LA TRONÇONNEUSE. Pour ceux qui n'ont jamais vu le chef-d’œuvre, oubliez tout ce que vous savez sur le film. C'est un grand film art et essai, et expérimental, sans une goutte de sang, et fonctionnant uniquement sur la thématique du regard. C'est un film très important qui dépasse largement les frontières de son genre. On ne peut s'empêcher de voir Du Welz comme un lecteur maladroit du film de Tobe Hooper, qui lui est bien plus subtil en matière de grotesque. S'il faisait référence à Tex Avery, de manière totalement revendiquée, ce n'était que dans la dernière scène (Leatherface sur la route). Et je ne suis pas sûr que cette référence, grotesque bien entendu, conduise vers un seconde degré quelconque. Ce serait même plutôt le contraire.
S'il n'est pas déjà trop tard, il faudrait souffler à l'oreille de Fabrice Du Welz, que le réalisateur de la première partie de son film est bien plus attachant que celui de la deuxième, qu'on imagine comme étant, au mieux, un cynique, ou au pire un opportuniste. C'est un peu dur, mais c'est aussi un message d'espoir. Cette première partie était prometteuse.
Côté acteurs, Laurent Lucas se lance dans l'aventure avec une belle abnégation, et avec un certain courage, rare en France, pays des petits frimeurs qui se regardent dans la glace. Brigitte Lahaie montre, une nouvelle fois, que ses années passées aux côtés du réalisateur Jean Rollin lui ont été plus que profitables, et se révèle une actrice étonnante et très juste. Très bon choix de casting, dans ce cas.
Passionnément Vôtre,
Dr Devo.
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