CHRONIQUE D'ANNA MAGDALENA BACH, de Jean-Marie Straub et Danielle Huillet (France-Allemagne, 1968) : Leçon de Sunshine (le syndrome Lagrange, 3ème et dernière partie)
(Photo extraite de l'émission LA CLASSE. C'est parfait et je n'ai donc, pour une fois, rien retouché.)
Chères lectrices de Taipei (Taiwan), Chers lecteurs de Fort Collins (Colorado, USA),
Et bien nous y voilà, à la troisième et dernière partie de notre petite série impromptue, qui a démarré de manière absolument non-calculée avec LE PETIT LIEUTENANT de Xavier Beauvois, puis s'est poursuivie hier avec LE VOLEUR DE BICYCLETTE de Vittorio De Sica. C'est le hasard qui a fait la chose, articulant des réflexions éparses sur un des mythes omniprésents dans le cinéma contemporain : le cinéma du réel, ou cinéma social, ou réalisme au cinéma, etc. Les commentaires furent très fournis, fouillis mais féconds de points de vue différents et parfois antagonistes.
Aujourd'hui, nous revenons sur un cinéaste, ou plutôt sur un couple de cinéastes, dont nous avions déjà parlé ici il y a quelques temps, à l'occasion du visionnage du très beau documentaire qui leur avait été consacré par Pedro Costa.
Ah, les Straub ! Tout un poème ! De sacrés loulous même ! Et cette CHRONIQUE D'ANNA MAGDALENA BACH va nous intéresser à plus d'un titre, dans le cadre de notre réflexion. Pierrot, blogueur-collègue-ami, proposait il y a quelques jours que les collaborateurs de Matière Focale établissent une liste des films qu'ils considèrent comme les plus érotiques (on en reparlera bientôt). Ce serait intéressant de faire un top des films musicaux les plus intéressants. Il faudrait sans nul y placer ce film.
CHRONIQUE... raconte les trente dernières années de la vie de Jean-Sébastien Bach, à travers un dispositif tellement singulier que ça en est complètement vertigineux. Sa femme, Anna Magdalena, est omniprésente dans le film. On la voit régulièrement à l'écran, mais plus encore, sa voix-off est partout, et n'est interrompue que par la musique du Maître. Elle nous narre la chronologie assez objective (pas tout à fait, car la sélection des événements qu'elle choisit de nous narrer est, sans qu'on s'en rende compte, très subjective) des grands événements ou petits faits dont l'importance fut indéniable pour elle et son mari. On apprend ainsi quel fut le parcours de Jean-Sébastien, compositeur acharné de musique profane, puis surtout religieuse, qui a dû pour survivre écrire une quantité astronomique de musiques pour diverses messes et services religieux. Une tâche de Sisyphe certes, mais choisie. En lisant des extraits de lettres que Bach envoyait à ses employeurs ou à ses mécènes, on apprend par là le parcours professionnel du bonhomme, parcours fait d'exigence et de relations diplomatiques tendues envers ses commanditaires. Anna Magdalena narre aussi les événements de chronique familiale, mais attention, et j'insiste, sans pathos ni émotion ostentatoire, comme un inventaire aussi important que le reste, aussi important que les incessantes missives où Bach renégocie à l'infini ses gages et salaires (ces lettres familiales étant la plupart du temps des constats des décès des enfants du couple). Cette voix-off auto et biographique ne cesse jamais, incarnée par l'actrice musicienne Christiane Land-Drewanz, sans doute une allemande, dont le fort accent saxon n'a d'égale que l'incroyable vélocité (à la limite de la compréhension d'ailleurs, car le style est très ampoulé et d'une précision fabuleuse) de la diction.
À l'image, on voit soit des musiciens répéter (Bach lui-même, chez lui ou pendant les messes, Anna Magdalena), soit les lettres originales d'où est puisé le texte du film (de manière arbitraire et sans souci de garder les sources objectives du point de vue historique). Puis, au fur et à mesure, après une quarantaine ou une cinquantaine de minutes, des passages anodins de la vie de Bach : regardant dehors par la fenêtre, réfléchissant pendant un voyage en calèche, ou dans ses fonctions de professeur de musique (superbe scène de l'explication de ce qu'est la basse continue, mais qui arrive, quelle classe (!), très tard, bien après que nous ayons écouté, encore et encore et encore, trois tonnes de sa musique, et que nous ayons peut-être, sans nous en être aperçus, déjà compris ce qu’était la basse continue ! Que c'est gourmand !). Principalement, ce sont des musiciens en train de jouer, et des lettres originales de l'époque que nous voyons. Sans cesse. Car le film est saturé et empli de la musique de Bach, qu'on entend quasiment tout le temps, comme si Straub maximisait l'espace sonore qui lui était dévolu. [C'est un peu plus complexe que ça, comme on le verra par rebond, plus bas.]
Encore une fois, il a été très émouvant de voir ce film des Straub, non pas parce que Jean-Marie Straub et son épouse Danièle Huillet était présents, mais parce que ce film est absolument éblouissant dans sa mise en scène, et qu'il est sans doute une des plus belles choses que l'on puisse voir au cinéma, à cause et malgré son extrême rigueur (ce qui n'empêche pas d'ailleurs l'incroyable lyrisme du film, un lyrisme pudique, éclatant et retenu, bien loin des guimauves et autres sucre-d'orgies dégoûtantes du cinéma en général ; c'est sans doute, à nos yeux de spectateurs lambda, un paradoxe, malheureusement).
Il est dur de décrire avec des mots qui soient justes empiriquement, l'incroyable beauté plastique de ce film, comme beaucoup de films des Straub d'ailleurs. Il est tourné en noir et blanc, mais un noir et blanc somptueusement photographié, peut-être le plus beau, sinon l’un des plus beaux, que j'ai eu l'occasion de voir (profitons en pour dénoncer les heureux responsables : Giovanni Canfarelli, Savero Diamante (opérateur caméra sur OPERATION PEUR de Mario Bava), Ugo Piccone). Magnificence exponentielle de la photographie, qui s'allie avec un cadre absolument magnifique et d'une variété de choix sublimissimes. Cadre 1.33 (quel beau format !), rigoureusement composé et choisi avec une précision extrême, sans jamais se répéter, fait de nombreux plans fixes, mais interrompus aussi, assez souvent, par de superbes travellings presque diaboliques tant ils sont jouissifs, et qui rendent compte d'une manière inédite et hallucinante des performances musicales. Travellings descendant sur les lettres d'époque, ou avancée et reculade lors des prestations musicales, ou plans fixes, mais à chaque fois avec un soucis de composition qui est une véritable invitation au spectateur à investir le champs, à jauger de sa pertinence, quelquefois, pour ne pas dire toujours, multiple. Ils transcendent complètement, et font exploser les limites de l'image enregistrée pour nous livrer une des expériences les plus sensuelles (et intellectuelles aussi, je vais essayer d'y revenir, mais ça ne sera pas facile) et les plus fantastiques, dans l'acception polysémique du terme, que peut nous offrir le cinéma. Le montage, très épuré mais bougrement précis, suit tout ça avec un soin de chirurgien. Osons le mot : c'est fabuleux.
Le son quant à lui est sublimissime (encore) et constitue à lui seul un scandale fabuleux pour le Cinéma, une bombe atomique dans le milieu. Ce n'est, en ce qui concerne la musique, que du son direct ! Un mono superbe (délice d'entendre de telles basses au cinéma) qui rend complètement compte de l'expérience musicale, car les micros sont placés bien sûr au milieu, ou très près des exécutants. Une occasion de plus de pleurer sa mère et le monde devant tant de beauté. Comme si l'image ne suffisait pas ! C'est exquis et gourmand !
Il en a sûrement fallu, de l'amour, pour cette musique ! On ne pense jamais qu'on a affaire à un couple de cinéastes érudits. Ce n'est pas une question de connaissance de l'œuvre de Bach qui est en jeu, mais de compréhension profonde de son expérience, même si les époux Straub sont effectivement très érudits en la matière.
Le film explicite clairement certains points intéressants, et très peu abordés par le cinéma lorsqu'il parle de musique. D'abord à travers le sens des informations délivrées en voix-off par Anna Magdalena. On voit la lutte incessante de Bach pour défendre sa subsistance, et surtout l'incroyable somme de travail qu'il a dû abattre, c'est déjà quelque chose, mais dont il s'est chargé (bien obligé, en même temps, faut nourrir les gosses, comme disait la chanson) par dévotion complète et complètement mystique à son art, über alles. Il faut bien parler ici de dévotion, même s'il s'agit d'une dévotion pratique, matérielle. Etre bien payé afin d'être libre dans son art, et ensuite seulement, pour faire survivre la smala familiale. Ce film, en plus, dit deux choses très importantes sur la musique en général, et une chose primordiale et fabuleusement belle sur la musique de Bach (chose dont on pourra se servir pour aborder d'autres musiques, d'ailleurs).
J'ai pratiqué la musique il y a quelques années, à un épouvantable petit niveau, et c'est une passion réelle que je nourris depuis avec soin, même si j'ai dû abandonner la pratique. Je n'ai jamais vu une œuvre qui rende si bien compte, ou plutôt qui arrive à rendre compte, de deux choses fondamentales avec la musique. D'abord, on sent et on vit dans ce film avec une intensité sidérante ce que représente la pratique musicale, et ce que veut dire son travail incessant, cette lutte délicieuse mais coriace, qui engage une vie entière. Un recommencement éternel et un approfondissement toujours inédit. C'est complètement miraculeux que les Straub soient arrivés à mettre le doigt dessus, lors notamment des scènes de répétitions (souvent à la maison), et également dans la représentation physique de l'expérience musicale. Jetez dès aujourd'hui tous vos concerts filmés à la poubelle, qu'ils soient classiques ou rocks, car c'est strictement n'importe quoi. Pour ceux qui n'ont jamais eu la chance de pratiquer un instrument, allez voir ce film tout de suite ! Vous aurez une idée précise et exacte de que qu'est l'accomplissement de la performance live, le travail supplémentaire qu'il induit, et encore plus sur la circulation de l'information entre les artistes. On vit de manière incroyablement subjective également le déploiement de l'intelligence intellectuelle et physique, son parcours et sa lutte (son jeu plutôt) avec la matière et le concret (évidemment, la prise de son que je décrivais plus haut rend cette expérience fabuleusement sensuelle, bien plus qu'une écoute sur disque par exemple). C'est ce déploiement des corps et des intelligences, la chose la plus impalpable du monde, qui est représentée ici. Vous n'imaginez même pas...
Enfin, c'est une occasion formidable de comprendre la musique de Bach, que vous ayez fait du solfège ou non, que vous soyez vierge ou non de toute notion d'harmonie. On parlait l'autre jour, dans les commentaires sur GARDEN STATE, de l'émotion que pouvait nous donner une structure intellectuelle ou artistique, comment elle pouvait nous émouvoir aux larmes. C'est ce que l'on voit ici, à cause de la prise de son et du cadrage, encore une fois, et à cause également, du témoignage (et pas objectif en plus : SUB-JEC-TIF, construit uniquement sur des choix de mise en scène de cinéma !) sur l'exécution de cette musique. Vous comprendrez en quelques minutes ce qu'est une architecture harmonique, la corrélation entre lignes hautes et basses qui se redistribuent, construisent, luttent et déconstruisent sans cesse, et avec une malice extrême, la mélodie et les harmonies. Vous sentirez nettement que cette musique est une musique qui lutte avec les timbres et les dissonances, avec douze mille fois plus de force qu'un guitar heroe, n'importe lequel. Pour ceux qui ont vraiment du mal avec le baroque et le classique, vous serez ébahis de voir comment ce mec, il y a plusieurs siècles, s'est battu avec tout ce qui pouvait frotter, dissoner, faire clash dans la musique. Enfin, et là les non-musiciens seront ébahis, vous comprendrez de façon claire ce qu'est la respiration d'une structure ou d'une phrase musicale. C'est ahurissant. C'est fabuleusement punk ! [Je rappelle aux Inrocks et à Télérama que je cherche du travail...]
Maelström fabuleux de sensations et d'expériences, sentiment d'immersion et de saturation, jusqu'à la folie et l'enivrement, dans la musique du compositeur, ce film est une expérience vraiment étonnante, bien sûr soutenue par une construction et une sensualité remarquables. De plus, il fait éclater les frontières. Ce n'est pas un documentaire, mais en même temps, c'est plusieurs documentaires. C'est une fiction fabuleuse, et une construction inédite qui ne ressemble à aucune autre. C’est un objet indéfinissable qui semble s'approcher de ce qui est le cœur du cinéma : le point de vue. C'est-à-dire le mélange injustifiable, sinon par le film, des sources intellectuelles et d'enregistrement, la manipulation totale des informations objectives, jusqu'à ce qu'on ne puisse plus en identifier les origines, et qu'elles se soient fondues dans une autre matière, et encore plus dans une autre substance qui n'appartient qu'à un champ d'expérience : le Cinématographe, c'est-à-dire le raccordement de sources multiples d'images et de sons hétérogènes, et dont les choix de montage transforment, non pas en narration verbale, mais en expressions cinématographiques (et donc inédites aux regards des autres arts), des choses des plus impalpables, des plus fortes mais aussi des plus diffuses. Par ce film, les Straub démontrent et rappellent (entre autres !) que le documentaire se doit obligatoirement d'être mis en scène, sans quoi il perd sa fonction, et que la fiction se doit de rendre compte de l'expérience de l'enregistrement, et que l'un sans l'autre est un non sens absolu qui propulse le document audiovisuel hors du champ du cinéma. Du point de vue formel ou du point de vue intellectuel ou sensuel, Mr et Mme Straub nous infligent avec une générosité absolue une sacrée leçon, et montrent que le cinéma est d'abord une affaire de conception. La conception, le moment de conception comme dit le poète, voilà vraiment ce qui est en jeu, et qui est montré ici (à travers les performances musicales en direct). Ce qui en fait un film intrinsèquement fondateur.
Incroyablement Vôtre,
Dr Devo.
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