LE PETIT LIEUTENANT, de Xavier Beauvois (France-2005) : cinéma européen et syndrome Lagrange (1ère partie)
(Photo : "Sexula's Sexual Healing" par Dr Devo, d'après une photo du clip de "Le Nombril" par Jeanne Moreau)
Chères Keith, Chers Ringo,
Je ne sais pas si vous avez vu ça quand vous étiez petits, ou moins grands, et je ne sais pas si vous étiez nés à l'époque, mais en des temps reculés, où Les Nuls officiaient à Canal+ (à l'époque où ils diffusaient TOUS les films ou presque, des inédits, des petits films, des vieux films, des films de tous les genres, et pas seulement des blockbusters ou des films qui ont fait plus de 500,000 entrées en Paris / périphérie), ils avaient pondu, les Nuls, une espèce de parodie des téléfilms des années (sfp) 50 intitulée LA GRANGE ET LA PAILLE. Délicieux mélodrame en costume fin XIXème qui se passait dans la campagne la plus crasse (genre croquant), déchirée par la guerre et les oppositions de village.
Je me souviens que la chose était drôlement bien vue, et largement trop longue (presque 20 minutes dans mon souvenir !), ce qui était, ma foi, une très bonne tactique, absurde et jusqu'au-boutiste, qui force bien entendu le respect. Mine de rien, ce mini-film mettait en plein dans le mille, et ce à deux reprises. D'abord, il faisait la nique au Naturalisme, et prouvait, avec tact sous la farce que ce fameux naturalisme audiovisuel (et sans doute littéraire) s'acoquinait autant, sinon plus, avec le mélodrame triplement étoilé qui tâche sur la nappe les jours de trop-boire, qu'avec le documentarisme excessif grâce auquel ces choses-là sont écrites. Les deux mouvements forment plus qu'un paradoxe : ils s'annulent et se contredisent sans cesse. C'est pour cela que le cinéma contemporain français (et européen dans une certaine mesure) n'a pas vraiment compris de quoi il en retournait en construisant de nos jours – et dieu sait si le film réalistico-social-naturaliste est vraiment le genre de chevet chez nous – des fictions du même type, mais en cachant ou plutôt en minimisant l'aspect mélodramatique de ces œuvres, au profit d'un sur-éclairage de la partie documentaire, ce qui donne des choses complètement splendouillettes, à l'image du PETIT LIEUTENANT, le dernier Xavier Beauvois qui, par maladresse (restons gentil, ne disons pas calcul), accouche d'un ignoble mélo dont la partie documentaire n'a strictement aucun intérêt, voire disparaît comme Casper s'évanouit dans un mur, ce qui est précisément un paradoxe.
Ils n'ont rien compris, dis-je, les artistes-défenseurs de la Cinématographie Française (tel Jean Merrant), en ne retenant que le versant "noble" du Cinéma du Réel (l'aspect doc), ils révèlent en fait dans leurs œuvres exactement le contraire (le mélo). Ce qui veut bien dire, comme je le mentionnais plus haut, que les deux mouvements sont bien opposés, bien vu Docteur, que les deux mouvements marchent ensemble, main dans la main, encore bien vu Docteur. L’exemple du dernier Beauvois est complètement frappant, et même idéal ici, tant on se retrouve au final avec un récit genre sous-Cosette (au puit), ou un sous-LA GRANGE ET LA PAILLE dont on reconnaît bien ici l'ironique patronage, ironique car Beauvois avoue avoir passé des heures dans les commissariats, et même avoir fait exprès de se faire arrêter pour voir ce que c'était qu'une garde à vue ! Je ne cherche même pas à savoir si c'est vrai. Pour ma part, je le crois sur parole. Mais qu'obtient-on au résultat ? Un gros mélo qui tâche, certes tourné à l'épaule dans un style vaguement Ken Loach (et là, je suis un peu vachard avec l'ami Ken, qui fait quand même, en général, bien mieux que ça, même si je n'apprécie guère ses films), mais absolument mélo, jusqu'au bout des tétons comme disait le poète, et dont les éléments métaphoriques et symboliques n'ont rien à envier à LA GRANGE ET LA PAILLE ! "En novembre 1868, le fils de la Jeannette partit à la guerre contre la Prusse, son beau ruban de calicot de Menton dans la poche intérieure de son uniforme, mais il fut grièvement blessé en plein champ de bataille, assommé par un samovar qui lui fit perdre la mémoire !"
On est évidemment en plein dedans. Il évident que si vous ou moi avions été engagés pour faire un film du réel qui se passe dans les commissariats, nous serions tous arrivés aux mêmes conclusions et aux mêmes scènes, mais nous, nous n'aurions sans doute pas quitté le fauteuil de notre bureau. [En fait, il y a une part de malhonnêteté plus ou moins consciente chez Beauvois, car avant de défendre son film de la plus belle manière qui soit (la mise en scène), il nous oblige à en valider la légitimité, en oblitérant sa valeur-travail ! Comme dirait KUHE, dont je vous conseille les deux merveilleux articles sur la situation cinématographique française (et complètement véridiques et documentaires d'ailleurs) : là et là, Beauvois en cela fait un film complètement ultra-libéral, dans le sens Madelin, par exemple ! [Je pourrais dire aussi sarkozyste, mais je ne veux pas qu'on croie que je parle de politique...]
Dans les commentaires de l'article sur BACKSTAGE (dont j'ai parlé ici il y a quelques jours), sur le site de Pierrot, j'ai écrit ceci :
"Je confirme que LE PETIT LIEUTENANT est un téléfilm, voire un étron. Heureusement que les acteurs, sans être stupéfiants, sont plus sobres que les velléités de cinéma du réel supra-naïves du réalisateur ! Les scènes sociales sont nullissimes (retour au havre, repas chez Roschdy Zem) et le dernier plan est absolument infect, en même temps qu'il est d'une laideur consommée.
Refus de faire de belles images, refus de faire un scénario iconoclaste, refus de l'échelle de plans, refus du montage : il ne reste pas grand chose. Encore une fois, la critique a encensé le machin ! On a vanté (c'est toujours mauvais signe) le TRAVAIL de Beauvois, qui aurait passé deux ans à enquêter dans les commissariats. Admettons que ce soit vrai...
Ça ne se voit absolument pas ! J'aurais écrit un scénario sur la vie de policiers dans mon bureau, sans faire un effort de documentation, on aurait eu exactement le même résultat !
[D'ailleurs, ça me fait rire, cette volonté de réel, alors que le film est basé sur son axe principal (le personnage de Nathalie Baye) d'une volonté ostentatoire de symbolisme et de mélo (son alcoolisme, et le fait qu'elle voie dans le jeune lieutenant son propre fils décédé ! Etc.).
Il faut toujours se méfier des réalisateurs qui prônent le travail (qui n'est pas une valeur, comme le disait Duras, et comme l'avait déjà prouvé Picasso : on s'en fout, qu'un film ou qu'une toile soit faite en dix ans, en deux heures ou en cinq semaines !), et donc, ça n'a aucune importance, la documentation sur le terrain (Tavernier par exemple, qui ne fait que du médiocre, quand même), ou encore l'imagination (toujours Duras, ou encore le DUEL de Spielberg, par exemple, excellent film mais dont on ne peut pas dire qu'il déborde, stricto sensu, d'imagination, et tant mieux d'ailleurs !).
Les artistes ne sont plus esthètes, et ont renoncé à ce qui fait la seule valeur d'une œuvre : sa fulgurance.
Sur le même terrain que LE PETIT LIEUTENANT, PJ (sur France 2), qui a le même niveau, me parait nettement plus franc du collier. Encore une fois, tout cela, c'est de la télévision.
Pierrot a tout à fait raison : on peut ne pas aimer Blier ou Von Trier, mais on se demande bien ce qui dérange la critique dans leurs films : la mise en scène ?
Pour le savoir, il faudrait que la critique en parle, justement, de mise en scène. Or elle ne le fait jamais, préférant parler de l'histoire (sacro-sainte pierre fondatrice) et des acteurs !
Qu'on se rassure : dans la salle où j'ai vu le film de Beauvois hier, c'était plein à ras bord ! Le cinéma français et européen va bien alors, non ?
Bon, évidemment, on m'excusera d'avoir été si peu diplomate. [J'ai laissé la partie sur la critique et Blier, par gourmandise !] Le fait est que LE PETIT LIEUTENANT est mal cadré. La lumière a été réalisée par le plus grand chef-op' super-héros français : SuperGrisouille. Une fois de plus. Donc, rien dans la mise en scène, mais tu comprends, Coco, c'est du réel.... Oui, oui, voir plus haut.
Les acteurs ne sont pas mauvais, Dieu merci, et ça permet d'aller au bout du film sans crier au scandale dans le noir de la salle. On est presque content d'être tombé sur Nathalie Baye, dites donc.
C'est clichetons sur clichetons : la logeuse, le cimetière (c'est pourtant interdit, comme je l'avais dit ici !), la petite copine qui ne comprend rien, le joint, le flic alcoolo, le flic raciste, le flic de gauche, le flic d'origine maghrébine, des sans-papiers, des SDF, Baye et Perrin (Mon dieu, ce mec !!!!) anciens amants, etc. Il manque quand même un personnage qui ait le sida, mais sinon tout est là !
Et ce dernier plan : quelle honte ! C'est ça, le "moment de mise en scène" ?!? C'est ça, la diégèse ? C'est ça, le cinéma ? Non mais c'est un gag ? [D'ailleurs, la pauvre Baye est, et on la comprend, complètement perdue dans ce plan ; le plan est méprisant pour l'actrice, je trouve, dans le sens où il retient volontairement une prise foirée, ce qui peut être intéressant (c'est le cas dans CACHÉ) si ça apporte une nuance à la mise en scène, et uniquement dans la mise en scène (pas dans le scénario), pas dans le but d'utiliser un moment où l'actrice n'est pas bonne simplement, ce qui est cynique.]
La narration suit, et donc fatalement le montage. On est dans le règne du tout informatif, du tout doc', et du zéro poésie (sauf le fameux dernier plan bien sûr, mais c'est vraiment niveau collège). Il n'existe aucun moment où le film se pose ou fasse un détour, ou une petite circonvolution. Pas une ellipse, rien. Nada.
Bref, j'ai été assez dur avec le film BACKSTAGE d’Emmanuelle Bercot (quoique, non, pas spécialement...). Ça me parait souvent maladroit, il y a des défauts sans doute, etc. [Ceci dit, les 10 premières minutes sont tellement scotchantes ! Et avec un sujet galvaudé qui plus est ! Bravo !] Mais Bercot, elle, s'est plongée à fond dedans, elle a pris des risques, elle a été franche de bout en bout, et elle a fait de la mise en scène, qu'on apprécie ou pas, peu importe. Il est évident qu’elle et ses actrices se sont mises en péril.
C'est assez marrant de constater qu'on a beaucoup parlé de ces deux films à la télé notamment, et que BACKSTAGE se casse la figure tandis que Beauvois fait le plein. C'est vraiment injuste. [237 copies pour Beauvois, et 69 pour Bercot, en fin de compte, c'est plus logique qu'injuste, malheureusement !] C'est vraiment triste...
Spectateur français, choisis ton camp, bon sang !
Bon, je pensais parler de néo-réalisme italien dans cet article, mais ça sera pour une prochaine fois...
Barbuement Vôtre,
Dr Devo.
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